Une héroïne Berbère
LA KAHÉNA
par Fernand Destainq
(Algérianiste N° 101, mars 2003)

          Pour bien comprendre l'épopée de la Kahéna, il faut d'abord essayer de mieux cerner le peuple berbère. C'est l'incontournable Ibn Khaldoun qui en a le mieux parlé au XVXe siècle (1). Après s'être beaucoup inspiré de six ou sept historiens arabes du siècle précédent et en particulier de Le Bayan et d'El Nouiri, il a été confirmé avec éclat au XXe siècle par le grand historien du Maghreb, E. E Gauthier (2), Celui-ci affirme que les Berbères sont sans rapport avec les Arabes, car ils ont occupé l'Afrique du Nord depuis les temps les plus reculés. Il précise encore qu'il s'agit d'un " vrai peuple ". Les Berbères ont, au moins, trois particularités.
          D'abord, leur langue. Selon les Arabes envahisseurs, elle était inintelligible. Lorsque lfriqos, roi du Yémen, aborda l'Afrique du Nord, il s'exclama en les entendant parler " Barbaria! " (" Quelle confusion! "). D'où le nom de Berbères qui leur est resté.
          Ensuite, leurs religions, car ils les ont embrassées toutes: les idoles des païens, puisqu'ils adoraient Gurzil leur dieu de la guerre; les religions juive, chrétienne et surtout musulmane. " Et la preuve, précise Ibn Khaldoun très pince-sans-rire, c'est qu'ils l'ont apostasiée douze fois... ".
          Enfin, leur caractère. Ils sont souples et capables d'une prodigieuse adaptation. Si souples, qu'on les accuse souvent d'être versatiles. Ils sont braves, courageux, batailleurs, belliqueux. Si querelleurs qu'ils finissent par manquer d'unité et restent divisés en clans.

          Afin de mieux les situer encore dans l'histoire de l'Afrique du Nord, il est intéressant de rappeler quelques uns d'entre eux qui se sont illustrés avant la Kahéna, sous les Romains.
          => Massinissa, au IIIème siècle avant Jésus-Christ fut l'allié de Scipion l'Africain et développa l'agriculture à travers toute l'Afrique du Nord.
          => Jugurtha, son neveu, au Ile siècle avant J.-C., entra au contraire en rébellion contre Rome. Arrivé dans la capitale, il lança une phrase fameuse " Tout est à vendre ici ". Un affront qui ne lui fut jamais pardonné puisqu'il fut bientôt jeté en prison et étranglé dans sa cellule.
          => Juba Il, au 1er, siècle après J.-C., protégé de l'empereur Auguste qui le maria à Cléopâtre Séléné, fille de la grande Cléopâtre, devait faire de sa capitale Césarée - notre Cherchell - une belle cité avec une cour humaniste remplie d'artistes grecs.
          => Saint Augustin, aux IVe et Ve siècles après J.-C., né à Thagaste - notre Souk-Ahras - d'un père berbère et d'une mère chrétienne, trouva la foi à Milan, devint évêque d'Hippone (Bône), réduisit le schisme donatiste et nous a laissé ses Confessions et La Cité de Dieu qui résonnent encore haut et fort à travers toute la chrétienté.
          => Intégrés durant près de sept siècles à la civilisation romaine, les Berbères reprirent leur indépendance sous l'occupation des Vandales aux Ve et Vlle siècles. À l'arrivée des Arabes, la Berbérie devint le Maghreb, ou mieux, comme le rappelle Jean Servier (3), Diezirat el Maghreb, l'île du couchant, baignée de trois côtés par la Méditerranée et l'Océan, et au sud par le Sahara. On y distingue alors, d'est en ouest, quatre royaumes:
          - L'lfriqya - actuelle Tunisie - avec Gabès et l'île de Djerba au sud et Carthage au nord, redevenue la deuxième cité de la Méditerranée.
          - La Numidie - notre Constantinois - avec Hippone (Bône) et Cirta (Constantine) au nord et le massif de l'Aurès au sud.
          - La Maurétanie césaréenne - notre Algérois et notre Oranie - avec Césarée (Cherchell) au nord, Taugzut (Tiaret) où Ibn Khaldoun écrivit ses livres, Laghouat et Ghardaïa au sud.
          - La Maurétanie Tingitane - actuel Maroc - avec pour capitale Tanger.
          En ce temps-là, le climat était tempéré et le pays fertile. " De Tripoli jusqu'à Tanger, nous dit Ibn Khaldoun, il n'était qu'un seul bocage et une succession continuelle de villages ".

          => L'invasion arabe survint au VIle siècle. Successeurs de Mahomet, les Califes arabes qui règnent à Bagdad prêchent " la Guerre Sainte " sur les rives sud de la Méditerranée. Grâce à leurs émirs dont la capitale est Kairouan, ville sainte et fortifiée, ils vont porter la parole du Prophète sur ces terres lointaines ou plutôt, comme le dit Ibn Khaldoun, se comporter en pillards et lancer des razzias sauvages. Face à l'invasion arabe, la résistance se cantonnera surtout dans les montagnes, dans les Kabylies au nord, dans l'Aurès au sud.

          L'Aurès est un massif montagneux de l'Atlas saharien, grand comme la Corse et qui culmine au mont Chélia à 2 328 mètres. La plupart de ses richesses sont cantonnées dans les deux vallées de l'oued Abdi et surtout de l'oued El Abiod, plus à l'est, dont les eaux vont se perdre entre les deux chotts du Hodna et du Melghir.

          Aujourd'hui, les principales villes sont Arris, Rouffi et MChounèche.
          Mais les Chaouïa de l'Aurès ont souvent trois lopins de terre, un d'orge à Arris, un de légumes à Rouffi, une palmeraie à M'Chounèche.
          Cependant, la splendeur de l'Aurès a toujours été dans ses canyons aux roches blanches, dont le célèbre défilé de Tiranimine, et ses villages fortifiés qui les surplombent comme des balcons. Des villages troglodytes avec des terrasses et un curieux grenier collectif, la guelaa aux cent pièces (4).
          Au VIIème siècle, on distinguait deux Aurès: l'Aurès occidental, au-dessous des ruines romaines de Lambèse, habité par des citadins sédentaires de la tribu des Ouaréba, essentiellement chrétiens et dont le chef était Koceïla et l'Aurès oriental, au-dessous des ruines de Timgad, habité par des nomades ou des semi-nomades de la tribu des Djeraoua d'origine juive. En somme, un Aurès avec deux religions, chrétienne et juive.

          Ces Hébreux venaient du lointain pays d'Israël. Quatre siècles avant J.C., sous le règne de Ptolémée Soler, plus de cent mille d'entre eux avaient été déportés jusqu'en Cyrénaïque. Persécutés sans cesse, ils se révoltèrent au 1er siècle après J.C., sous Titus et Trajan et devinrent désormais des errants, des nomades, les tribus des Zénètes et des Djeraoua. Longtemps arrêtés à Djerba (5) et Gabès, ils se fixèrent plus tard dans les Aurès. C'est là que nous les retrouvons en 640 lorsque commence l'invasion arabe.

          Le chef de ces Djeraoua s'appelle Tabet, petit-fils de Guerra et de Baoura, descendant d'Aaron le frère de Moïse. Juif par son père, Tabet est païen par sa mère. Le fait est fréquent dans le Maghreb. Tabet s'est lui-même marié à la douce Zouma, une femme mozabite. Elle lui a donné une fille prénommée Dahia.
          Tabet a été déçu parce qu'il espérait un successeur. Il a donc consulté une sorcière qui lui a conseillé un breuvage obtenu avec un renard des sables, le fennec. Après quatre ans d'attente, Zouma, qui a bu le breuvage, lui a enfin donné un fils.
          Mais un jour, Dahia fait un cauchemar qu'elle va raconter à sa nourrice, la bonne Foulaa. Elle a vu en songe sa mère et son petit frère brûlés vifs. Et voici que le kanoun de Zouma se renverse et que les braises mettent le feu à la maison de Tabet, emportant sa femme et son fils.
          Durant les obsèques, sur la colline, un bloc de pierre obstrue le tombeau. Alors, on a vu Dahia lever le bras. Et la pierre a basculé aussitôt.
          C'est depuis ce temps-là que Tabet délaissa l'éducation de sa fille Dahia qui lui parait plutôt sorcière...

          La voici à dix ans. Elle a poussé seule. Elle est devenue bien sûr " un garçon manqué " qui bat ses camarades à la course. Mais elle s'occupe surtout des enfants et des animaux qu'elle soigne avec beaucoup de tendresse, en utilisant des plantes. C'est ainsi qu'un jour, elle refuse de laisser abattre son poulain Monza qui s'est blessé. On dit même qu'elle l'a guéri " en murmurant à son oreille ".
          Ne croira-t-on pas qu'elle a lu - avec treize siècles d'avance - le livre de Nicholas Evans, à moins qu'elle n'ait vu le film de Robert Redford qui en a été tiré! Mais quelle joie ensuite de monter Monza "à cru", de tirer à l'arc ou de manier l'épée comme un garçon.
          - " Tu ne tisses jamais ? ", s'est étonnée un jour sa nourrice Foulaa.
          - " Mon épée me servira de fuseau ".
          En bref, Dahia est une amazone, comme ces guerrières de l'Antiquité à qui, nous dit la légende, on avait brûlé le sein droit pour qu'elles puissent mieux tirer à l'arc.
          Est-elle belle Dahia?
          Les romanciers Magali Boisnard, femme d'un médecin de l'Aurès (6) et Didier Nebot, médecin juif (7), qui l'ont étudiée la décrivent avec des yeux de lavande et des cheveux de miel ou de feu.
          Elle avait sans doute des yeux bleus comme certains Kabyles aujourd'hui et une chevelure rousse, assez fréquente dans l'Aurès comme chez ses ancêtres juives Deborah et Judith, au temps de l'Ancien Testament. " Au temps des Juges, nous dit la Bible, Deborah séduisit le chef des Cananéens, Sistera et l'élimina avec l'aide d'une autre femme, faël, qui lui enfonça un épieu dans le crâne. Au temps de Nabuchodonosor, ce fut Judith qui séduisit le général Holopherne, complètement ivre et lui trancha la tête ".
          On peut penser que Dahia était belle comme ces deux héroïnes légendaires. Elle était belle mais rebelle car c'était - ne l'oublions pas - une Djeraoua, une nomade qui "court toujours" - une amazone qui vivait sur son cheval. C'était aussi, avant la lettre, une " Azria ", une de ces femmes libres de l'Aurès bien décrites par le docteur Raymond Féry (8). Des femmes sans voile, des femmes sans mari, le plus souvent veuves ou divorcées, car la polygamie comme le voile n'existent pas dans l'Aurès où le divorce reste très fréquent. Ce sont ces femmes libres aurésiennes qui deviennent des danseuses ou des courtisanes, toujours très recherchées dans les cérémonies et les noces en particulier.
          Mais revenons à Dahia. À quinze ans, Dahia est déjà une Azria très libre qui s'épuise, sur son cheval Monza, en équipées diurnes et nocturnes. Une nuit, elle trouve sur sa route un jeune homme blessé, un Grec qui se nomme Serkid. Elle le soigne. Mais il est beau. Elle lui cède. L'année suivante, elle partira seule chez sa tante à Gabès pour accoucher d'un garçon appelé Saadia. Au retour cependant, puisqu'elle l'avait promis à son père, elle épouse un riche marchand nommé Moudeh - un fourbe. À son mariage, elle sera comme on dit " la mariée ce qui ne sourit pas le jour de ses noces ".Mais elle le suivra à Thagaste et lui donnera un fils, Simon le Berbère.
          Il est peut-être temps d'esquisser son portrait: un garçon manqué, une amazone belle et rebelle! Elle a déjà un certain mystère. Il y a pourtant chez elle, quelque chose de plus.
          C'est une devineresse. Nous savons déjà qu'elle murmure à l'oreille des chevaux. Chez les Berbères, le cheval est synonyme de sagesse. Ne dit on pas " Demande-le plutôt à ton cheval! ". Nous savons aussi qu'elle a eu un premier songe où elle a vu sa mère et son frère brûlés vifs. Elle a accompli alors un premier prodige, lors de leurs obsèques, en dégageant - d'un geste - la pierre du tombeau. Il y a eu ensuite un deuxième prodige.
          Alors que les Djeraoua étaient en campement du côté de Badias, sur le versant saharien, elle a eu un songe, un trésor caché près d'un rocher noir. Au lieu-dit, on a découvert une inscription en hébreu " la porte du ciel ". Et un trésor enfoui là. Médusé, son père Tabet l'a fait transporter en hâte dans la synagogue de Bégaï, tenue par son ami le rabbin Azoulay.
          Présages, prodiges. Peu à peu, Dahia va devenir la Kahéna. Est-elle sorcière ou envoyée de Dieu?
          En berbère, la Kahéna signifie " la devineresse ".
          Mais en hébreu, le mot de Kahéna semble venir de Cohen. Dahia est, en effet, une descendante de la famille Cohen. Et les historiens admettent aujourd'hui les deux explications. Ils ont fait de la Kahéna " une juive devineresse ".
          Nous voici en l'an 680. La Kahéna vient d'avoir vingt ans. Les Arabes se sont répandus sur les rives sud de la Méditerranée et prêchent une fois de plus la guerre sainte. A la mort du calife Mouawaya, c'est son fils Yazid qui lui a succédé à Bagdad. Il sonne le réveil arabe et réhabilite l'ancien émir Okba qui fortifie Kairouan et reprend bientôt ses chevauchées vers l'ouest. On brûle les moissons, on pille les maisons, on viole les femmes. " Comme toujours ", ajoute Ibn Khaldoun.
          Il a bien changé Okba, depuis sa disgrâce. Il est devenu bouffi d'orgueil et traîne derrière lui, outre un historiographe chargé de célébrer ses exploits, ses deux prisonniers de marque: Mohajir le Musulman et Koceïla le Chrétien. Il ne cessera de les humilier tandis qu'il traverse sans coup férir l'Ifriqya, la Numidie et les deux Maurétanies..., jusqu'à l'" Océan vert " aux portes de Tanger, c'est-à-dire l'Atlantique. Un de ses suivants est pourtant resté en retrait.
          C'est Serkid le Grec, l'amant de la Kahéna. Il s'est rendu dans l'Aurès où il a tôt fait de gagner Tabet à sa cause. Bientôt tout l'Aurès est unanime et sonne le réveil berbère.

          Et ce sera, pour l'histoire, le guet-apens de Tehouda, en 683. Les Arabes sont écrasés. Malgré sa vaillance, l'émir Okba succombe.
          Pourtant, la veille du combat, la Kahéna avait eu un nouveau songe, un cauchemar où elle avait vu son père, Tabet, assassiné. Or, il est abattu en donnant l'assaut aux troupes arabes, non sans avoir eu le temps, avant de mourir, de faire demander à sa fille de le venger. L'heure de la Kahéna a sonné. Certes, c'est Moudeh, son mari, qui est proclamé chef de l'Aurès. Mais il reste un brigand et devient un tyran. Justement, l'année suivante, la sécheresse s'abat sur l'Aurès. Dans la plaine, au nord, les cultures souffrent beaucoup.
          Elles sont asséchées et les troupeaux décimés. La Kahéna fait alors un nouveau songe. Une voix lui a commandé: " Va à "la montagne au cœur de biche". Tu y trouveras un rocher noir qui ressemble à une tête de lion. Tu y porteras "la Porte du Ciel" qui se trouve dans la synagogue de Bégaï ".
          La Kahéna a obéi et c'est le miracle!
          L'eau jaillit, dévale vers la plaine, féconde les cultures, sauve les troupeaux. Moudeh veut en profiter et capter la source pour lui, ce qui révolte le peuple qui envahit son palais, " A mort le traître! ". Exit Moudeh. Au contraire, la Kahéna est acclamée et proclamée reine de la Numidie. S'installent alors cinq années de paix, de sagesse et de bonheur dans le pays.
          Cependant, chez les Arabes, après la mort d'Okba, un nouvel émir, Zohdir, s'est établi à Kairouan. Avec beaucoup d'astuce, il profite de la transhumance annuelle des Djeraoua pour attaquer Koceïla isolé sur les bords de la rivière Bagrada.
          La Kahéna est revenue trop tard pour lui porter secours: Koceïla a été tué. Mais du même coup, elle règne désormais sur l'Aurès tout entier.
          Elle accueille les Zénètes qui sont des nomades comme elle, mais tarde à adopter les Ouareba, des sédentaires qui lui reprocheront " son cœur de pierre ". C'est peut-être le seul nuage de sa royauté triomphante...

          Cinq années ont passé. Un nouveau calife, Abd-el-Malek, règne sur Bagdad et proclame un nouvel émir nommé Hassan, à Kairouan. Que fait Hassan?
          Il prêche la guerre sainte, bien sûr. N'a-t-il pas demandé un jour à son jeune protégé Khaled:
          - " Quel est le plus puissant roi Berbère ? "
          - " C'est une femme, la Kahéna, dans l'Aurès ", a répondu Khaled.
          Hassan a justement dans son entourage le fils de la Kahéna, Simon, qui a fait allégeance. En fait il joue le double jeu avec un art consommé et renseigne sa mère grâce à Ilouz, un envoyé secret.
          Au printemps 696 - ou 689 selon Ibn Khaldoun - Hassan est reparti en campagne. Il a repris Carthage, l'a perdue, l'a reprise par la mer.
          Il fonce alors sur l'Aurès et s'enfonce bientôt sans méfiance dans la vallée d'une rivière, la Meskiana. Elle est déserte. C'est pourtant là que la Kahéna a dissimulé son armée pendant la nuit, en partie dans la montagne, en partie derrière ses troupeaux de chameaux. La ruse fonctionne à merveille. Lorsque les Arabes attaquent, ils sont accueillis par une pluie de flèches tirées entre les jambes des chameaux des Berbères. Ravitaillés par les Azrias, les femmes libres qui participent au combat, ils décochent aussitôt une seconde pluie de flèches, bientôt suivie d'une troisième, partie de la montagne qui s'est mise soudain "à trembler", comme on le verra plus tard dans un épisode fameux de Robin des Bois. Les Arabes sont écrasés. Les Aurésiens les poursuivront jusqu'à Gabès, si l'on en croit l'historien El Nouiri. La Kahéna vient de remporter sa plus prestigieuse victoire, celle de la Meskiana. On l'appellera " La bataille des chameaux ". La voici reine de l'Ifriqya et de la Numidie, de Gabès à Laghouat, comme Massinissa onze siècles plus tôt. C'est le moment où elle s'interroge sur son destin. À 35 ans, la Kahéna reste jeune, belle et libre. On raconte qu'elle prend des philtres secrets pour garder cette jeunesse...
          Et pourtant, ses intimes la trouvent triste. Interrogée, elle se montre désabusée. Parfois, elle va jusqu'à confier qu'elle est promise au martyre. Ce qu'elle ne dit pas, c'est qu'elle a eu un nouveau songe, un cauchemar où elle a vu sa tête tranchée au bord d'un puits. En bref, elle se croit condamnée. Elle pressent peut-être qu'elle n'a plus la " baraka ", car elle commet bientôt plusieurs fautes.
          À la bataille des chameaux, les Djeraoua avaient fait quatre-vingts prisonniers. Ils sont venus les lui réclamer. La Kahéna hésite un moment avant de les leur livrer et garde le plus jeune d'entre eux, Khaled, âgé de 15 ans. Khaled est beau. La preuve, c'est que Saadia et Simon en sont jaloux. La Kahéna a décidé d'adopter Khaled. Pour faire croire qu'elle le considère comme son fils, elle organise même une étrange cérémonie. En public, elle découvre son sein, l'enduit d'un mélange de farine, d'orge et d'huile, et le fait sucer à Khaled. Qui plus est, elle le garde auprès d'elle, lui offre un cheval. Elle le rejoindra bientôt dans la montagne. Une chevauchée farouche qui se termine - selon les romanciers - en une tendre chevauchée. Rien ne va plus décidément chez la Kahéna. Elle prend bientôt une nouvelle initiative curieuse.
          Puisque les Arabes semblent préparer une nouvelle expédition, elle décide d'avoir recours contre eux à la politique de "la terre brûlée".
          Cette fois, ses guerriers sont choqués. Ils trouvent que c'est folie.
          Quoi! Brûler leurs récoltes?
          Abattre leurs troupeaux?
          Incendier leurs maisons?
          Et détruire leurs guelaas, leurs greniers collectifs si patiemment remplis?
          Les Berbères sédentaires répugnent à se mutiler de la sorte. Ils désertent. Et les Berbères nomades sont las de continuer la lutte au milieu des ruines, même si c'est pour affamer l'ennemi. La Kahéna se fait cruelle pour se faire obéir. La discorde se répand dans son camp. Les Arabes, bientôt avertis, ne tardent pas à attaquer. Avec ses fidèles, la Kahéna se réfugie d'abord dans l'enceinte fortifiée de Bégaï. À nouveau, elle entend des voix qui lui murmurent:
          - " Dis à ton peuple que la race des Berbères ne doit pas périr ".
          - " Dis à tes fils qu'ils devront, si besoin, se convertir à l'Islam pour sauver leur peuple ".
          Alors, elle conjure ses fils et son peuple de l'écouter, même si elle doit disparaître un jour... Ce qu'ils feront puisque l'émir Hassan, après sa victoire, les nommera sagement chefs des tribus des Djeraoua et des Ouareba. Mais déjà, la Kahéna s'est enfuie et l'émir Hassan s'est lancé à sa poursuite. Il ne l'atteindra que du côté des Némentcha, au sud-est de l'Aurès. Selon la légende, il la surprend auprès d'un puits. Elle est seule, encore belle.
          Va-t-il se laisser ensorceler?
          Mais non. Il brandit son sabre et la tête de la rebelle roule bientôt contre la margelle du puits, comme elle l'avait vu en songe. On montre encore, à une centaine de kilomètres au sud-est de l'Aurès, ce puits romain, " Bir-el Kahéna ".

          Alors, qui était-elle en définitive, derrière sa légende?
          Sans conteste, une héroïne qui a frappé l'imagination des peuples de son siècle et qui nous fait encore rever, peut-être parce qu'Ibn Khaldoun semble s'être attaché à mettre une certaine dose de mystère dans son personnage.
          Il y a bien sûr, cette fin dramatique et cruelle qui est bien dans la note de la " Guerre Sainte " arabe. Il y a surtout ces voix qu'elle entend, ces songes et ses présages qui l'assaillent, les prodiges et les miracles qu'elle accomplit. Pour nous, elle évoque irrésistiblement Jeanne d'Arc. Même jeunesse, mêmes voix, même fin. Elle est exactement comme Jeanne, une héroïne de l'indépendance de son peuple contre l'envahisseur. Elle a sauvé les Berbères pillés par les Arabes, comme Jeanne s'était levée contre les Anglais qui se croyaient en pays conquis. Leurs épopées se ressemblent beaucoup.
          Certains ont même parlé de légende; ainsi, Robert Laffitte, géologue et doyen de la Faculté d'Alger (9). Mais on est tenté de lui demander s'il croit à l'épopée de Jeanne d'Arc.
          N'a-t-elle pas suscité les mêmes doutes de la part de nombreux historiens?

          Par contre, Ibn Khaldoun croit à la Kahéna, comme d'ailleurs E. F. Gauthier. Pour ces deux grands historiens, la Kahéna reste le symbole de la résistance berbère à l'envahisseur arabe. Allons plus loin. On peut justement reprocher à la France de ne pas y avoir cru. Pierre Dimech, président national du Cercle algérianiste, l'a dit dans un article consacré à Raymond Féry (10) et répété au XXVe congrès d'Avignon en 1998 (11)
          " Ce fut la gigantesque erreur de la France officielle avec sa politique d'arabisation des Berbères et son refus de les intégrer ".

          La France semble avoir méconnu en Algérie l'exemple de Rome. " Nos ancêtres les Romains " n'ont-ils pas occupé pourtant le Maghreb pendant près d'un millénaire, démontrant bien qu'on pouvait gouverner le pays avec 100 000 soldats ou colons pour un territoire qui comptait alors 3 à 6 millions d'habitants, à condition d'intégrer les Berbères dans l'administration de leurs cités?

          Bien sûr, l'Algérie indépendante est en train de répéter les mêmes erreurs que la France honnie, en imposant aujourd'hui l'arabisation.

          En vérité, il fallait intégrer les Berbères à la civilisation française!

          L'histoire est là pour nous le rappeler, de saint Augustin aux Berbères aujourd'hui intégrés à la France, en passant par la Kahéna.

          Notes.
1 - KHALDOUN Ibn, Peuples et nations du monde, tome II.
2 - GAUTHIER E. F., Le passé de l'Afrique du Nord. Les siècles obscurs, 1952.
3 - SERVIER jean, Les Berbères, Que Sais-je, P.U.F., 1990.
4 - CAUSSIGNAC Claude, Au pays des grands canyons, l'algérianiste n° 68 p.48 et n° 69 p.85.
5 - Témoin, la synagogue actuelle de Djerba.
6 - BOISNARD Magali, Le roman de la Kahéna, l'algérianiste n° 13, 25, 26.
7 - NEBOT Didier, La Kahéna, reine d'Ifrikia, Éditions Anne Carrière, 1998.
8 - FÉRY Raymond, La condition sociale de la femme chez les Berbères de l'Aurès, l'algérianiste n°21 et Médecin chez les Berbères, Éditions de l'Atlanthrope.
9 - LAFFITTE Robert C'était l'Algérie (La Kahéna, un épisode légendaire).
10 - DIMECH Pierre, Raymond Féry, médecin chez les Berbères.
11 - Congrès algérianiste d'Avignon, Pierre Dimech, l'algérianiste n° 84.


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