LA RUE DE LA GLACIERE
Rue du Meks - Rue Bouguentas
Par Louis Arnaud

      C'est le peuple, la " Vox Populi, Vox Dei ", ou la " Commune renommée ", comme on dit dans le langage juridique, qui avait ainsi dénommé cette courte artère qui relie, à leur extrémité Nord, les rues Bugeaud et Marcel Lucet.

      Ce baptême populaire marquait la fin d'un supplice qu'enduraient chaque été, depuis 1832, les habitants de la Ville et concrétisait le souvenir d'un événement important et heureux dans la vie domestique des Bônois : la création de la première fabrique de glace à Bône.

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      Les étés étaient rudes, même très rudes, autrefois, dans notre Ville.
      Il y avait de la poussière et des immondices provenant de la traction animale, partout, et, par conséquent, des mouches et des moustiques à profusion.

      Et, par-dessus tout cela, une chaleur torride, lourde et humide accablait les malheureux habitants qui ne pouvaient trouver la moindre atténuation à leur martyr.
      Aucune brise marine ne venait jamais mêler son souffle revivifiant à l'atmosphère étouffante, qui régnait dans les rues, car les Santons qui n'étaient pas décapés, lui opposaient une barrière infranchissable.
      Rien ne pouvait, non plus, éteindre la soif ardente des malheureux exposés à la chaleur et à la poussière, car il n'y avait aucune boisson assez rafraîchissante.

      Déjà, longtemps avant le déclassement du premier mur d'enceinte, les Bônois avaient souffert pendant les mois d'été de la pénurie de boissons fraîches.
      Les gargoulettes n'avaient jamais été que des adjuvants insuffisants pour calmer leur soif ardente, leur besoin avide de fraîcheur.

      La nécessité rend ingénieux, dit un proverbe, et l'heureuse proximité des hauts sommets du Massif de l'Edough avait grandement facilité en l'espèce, l'ingéniosité de certains commerçants qui avaient su tirer parti de ce voisinage providentiel pour amener un peu de fraîcheur dans les gobelets bônois.

      L'un d'eux, qui se prénommait Emile, faisait, en effet, savoir à la population de Bône, par le truchement du journal " La Seybouse ", du 14 septembre 1846, " qu'il avait obtenu le privilège d'établir une glacière et que malgré les difficultés que présentaient le commencement de cette entreprise, il avait recueilli les neiges de l'Edough, conservées dans un bâtiment bien aménagé et bien exposé, et que toutes les conditions qui lui avaient été imposées avaient été remplies ; la fourniture des hôpitaux avait été exactement approvisionnée ".
      Et le même ajoutait que " malgré l'excessive chaleur, la glace n'a point manqué à la consommation des particuliers ".

      La glacière de l'Edough avait un dépôt à la Place d'Armes, chez le pâtissier-glacier Jelowicki qui en profitait pour informer la population, toujours par la voie du journal, " qu'on trouvera également chez lui, des glaces et sorbets préparés avec le plus grand soin. "
      On imagine aisément le succès que devaient avoir ces glaces et sorbets qui n'étaient certainement accessibles pourtant qu'aux gens fortunés, si l'on en juge par cette annonce qui paraissait, dans le même temps, dans le journal " La Seybouse " :

      " Eau à la glace,
      " On trouve au dépôt de glace, Place d'Armes, de 9 h. à 11 h. du matin, et de 5 h. à 7 h. du soir, de l'eau glacée à 0 fr. 10 le litre ".

      De l'eau glacée à dix centimes le litre, c'est-à-dire vingt francs d'aujourd'hui.
      Il fallait vraiment avoir un besoin extrême de boisson fraîche pour accepter de payer un tel prix, un pauvre litre d'eau glacée qui devait être bien vite bu, parce qu'on devait avoir grande soif, et qu'il ne fallait pas trop attendre, de peur que le liquide ne se réchauffât.

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      Ainsi, ces journées d'été étaient infiniment pénibles à supporter.
      Cela devait durer pendant près d'un demi-siècle jusqu'à ce qu'un industriel bônois, M. Molière, eut enfin l'idée, aux environs de 1880, de créer à Bône une fabrique de glace artificielle par la congélation de l'eau.
      M. Molière avait installé cette opportune et précieuse fabrique dans un local dépendant d'un immeuble lui appartenant, dont la façade principale donnait sur la Place Alexis Lambert, et l'arrière, sur une rue parallèle qui était alors sans nom.
      C'est dans cette rue que se trouvait l'entrée de la nouvelle fabrique de glace.

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      Cette entrée était littéralement assiégée, chaque jour, pendant la saison chaude, aux heures des repas, par une foule trépignante de gens avides de glace qui finissaient par envahir tout l'atelier de l'industriel.
      La glace, qui se présentait sous la forme de :courts cylindres de dix centimètres de diamètre, était débitée presque sur le lieu de sa fabrication. Les morceaux étaient coupés à la scie ; il y en avait pour un sou, deux sous, trois sous, rarement pour davantage.
      Et les acheteurs repartaient, heureux, comme s'ils emportaient avec eux une parcelle des trésors de Golconde.

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      Et c'est ainsi que ce bout de rue, qui n'avait jamais eu d'autre raison d'être que de permettre à des propriétaires mitoyens d'avoir une façade sur rue, devint la rue de la Glacière.
      Cette rue sans nom depuis dix ans avait enfin un nom.
      On aurait pu, et c'eût été presque logique, l'appeler " Rue Molière ", du patronyme du créateur de la glacière qui l'avait fait connaître et rendue populaire, mais c'est le nom de celle-ci que les Bônois choisirent, car ce qu'ils admiraient le plus, en ce brave et honnête homme de créateur, c'était sa glacière bienfaisante et rafraîchissante, comme aurait dit M. Prud'Homme.

      La rue Bouguentas et la rue du Meks ont eu des parrainages du même genre.
      C'est le public et l'usage qui ont dicté leurs noms qui n'ont jamais marqué cependant, comme pour la rue de la Glacière, une étape sur la voie du Progrès, où une manifestation du mieux-être des habitants.

      La rue Bouguentas s'est ainsi appelée parce qu'elle était le lieu où se retrouvaient, dans les cafés maures qui la bordaient, tous les gens de Bouguentas (cette colline qui se trouve entre l'Orphelinat Sainte-Monique et la Chaîne de l'Edough) lorsqu'ils venaient à la Ville.
      Cette rue n'a aucun caractère particulier, et il serait souhaitable qu'elle eût un autre nom plus orthodoxe dans le culte du souvenir ou de la renommée.

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      La rue du Meks, qui va de la rue Lemercier au Boulevard du Maréchal Foch fut, lorsqu'elle fut baptisée et longtemps après, la bien nommée.
      Elle longeait, en effet, tout un côté de, la clôture du marché au blé d'autrefois, et c'était sur l'actuelle place Anatole France, c'est-à-dire tout près de son commencement, que se trouvait le bureau du receveur du marché, qu'en langage du pays on appelle " Mékès ", parce qu'il est chargé de recevoir le " Meks ", taxe sur les produits et marchandises entrant au marché pour y être vendus.

      C'est tout ce qui reste, comme réalité tangible, de notre ancien marché au blé, car la petite place triangulaire qui séparait jadis la rue Jérusalem du mur d'enceinte du marché, est devenue depuis longtemps, la place Anatole France.
      Le peuple cependant, surtout les Musulmans, qui sont traditionalistes par principe, continue à appeler cette petite place triangulaire " Place du marché au blé ", bien qu'ils n'aient Jamais connu de marché au blé en cet endroit.

      Sans doute, en sera-t-il de même pour la rue de la Glacière. Cette petite artère qui mène de la rue Bugeaud à la rue Marcel Lucet, serait, paraît-il, sur le point de changer de nom.

      Ce nouveau nom constituera, sans doute, un hommage mérité, mais il n'évoquera pas, comme l'ancien les temps héroïques des étés poussiéreux et harassants où les Bônois, suant et soufflant, n'avaient pas de glace pour étancher leur soif et rafraîchir leur palais.
      Il y a vraiment de vieux noms de rues, caractéristiques d'une époque révolue et de certains états d'âme d'autrefois, qui devraient avoir quelque droit au respect des novateurs bien souvent sacrilèges.

      Changer le nom d'une rue, c'est fouler aux pieds une tradition, ou détruire un hommage, que nos anciens avaient jugé digne de demeurer et d'être imposé au respect des générations futures ; c'est infliger un cruel et, souvent, injuste désaveu à nos devanciers et c'est toujours abolir un peu de l'histoire de la Ville.