LE COURS BERTAGNA
Envoyé par Albert BUONO


L'aventure, elle commence sur le cours Bertagna. Vous aimez pas les descriptions et moi non plus. Il faut pourtant que je vous dise quelques mots sur ce cours Bertagna, qu'il était les Champs Elysées de Bône, en plus petit mais en plus beau et plus intime, sans chauvinisme j'te jure !

Bien sûr, le soir, les vitrines des Champs Elysées elles t'éclaboussent de la lumière artificielle des lampes comme si c'était Versailles; elles font jeter leur jus en pleine figure au luxe des passants qu'ils veulent qu'on les regarde et qu'ils regardent les autres seulement pour les juger ou pour les jalouser.

Sur notre Cours Bertagna, la vraie lumière, c'était dans la journée, notre soleil. La nuit, une lumière adoucie elle donnait une ardeur veloutée aux regards des garçons qu'ils franchissaient la ligne défensive des chaperons et qu'ils allaient toucher la belle fille que leur béguin il désirait prendre dans son voile.

Du Nord, au Sud, on trouvait la cathédrale, le jardin public, la statue de Bertagna le premier maire de Bône et le cours qu'il portait son nom et le port pour finir. L'orientation elle est pas garantie par la géographie ; mais on va faire semblant pour que la description elle me complique pas la tâche. A l'Ouest de la cathédrale jusqu'au port, des grandes arcades, elles abritaient les magasins chies de la ville, à commencer par l'atelier de tapisserie des Fourcade et Tapie ", pas les ancêtres de Tapie de L'O.M. et des magouilles du Crédit Lyonnais : Messieurs Tapie et Fourcade, ils avaient chacun un fils qu'ils étaient durant les années 30, champions de France de l'aviron, l'honneur et la gloire de nous autres ; et pas la honte des mises en examen, condamnations et suppressions des mandats électifs de l'Autre...

A l'Est, après d'autres magasins qu'ils se grillaient au soleil sans des arcades pour les protéger, on trouvait, le théâtre municipal, le bar hôtel-restaurant Transatlantique, le rendez-vous de la haute, aux accents des orchestres, les Nouvelles Galeries, des banques et encore des magasins.

Le cours, lui-même, c'était une esplanade divisée par des arbres en trois parties, bien étudiées pour les manœuvres qu'elles devaient s'y déployer. A droite, en descendant l'allée des jeunes qu'ils se donnaient rendez-vous, pour se lancer des oeillades prometteuses, pour essayer de se toucher la main dans l'ombre et au passage. Au centre, l'allée centrale, la plus large qu'elle descendait du kiosque à musique et où la foule de tous les âges elle déambulait dans l'allant et le venant des discussions. A gauche, l'allée tranquille des plus âgés qu'ils suivaient le mouvement ralenti des allées et venues de leur jeunesse et des rencontres entre vieux amis. Le long de cette allée, jour et nuit, des calèches comme celles que Vito il louait pour aller à la chasse, elles attendaient le client, dans le renâclement sonore des chevaux et le bruit sourd et odorant des crottins qu'ils roulaient dans le caniveau. Si tu essayais de couper entre deux calèches pour monter sur le cours, le cheval il te ratait pas : de sa grande mâchoire prognathe il t'arrachait la première manche de ta robe ou de ta chemise, la deuxième manche et même la belle si t'y insistais et il te laissait son empreinte dentaire douloureuse sur le beefsteak de ton épaule.

En haut du cours, derrière le grand kiosque à musique deux petits kiosques ils se faisaient la concurrence dans les tabacs et les journaux. C'est là, que j'ai dépensé mes premières piécettes d'argent de poche dès que j'ai su lire ; je me suis imprégné des romans à la fleur d'oranger qu'ils font pleurer les vieilles filles dans les chaumières ; c'est là que j'ai attrapé l'horreur des viols et la pitié pour les filles mères abandonnées. Au bord du trottoir de l'allée de droite, elles s'alignaient des carrioles métalliques laquées de couleurs vives d'un grand nombre des marchands de glaces ; tous ils t'offraient des glaces et des sorbets de bonne qualité. Mais les meilleurs on les trouvait chez le cousin de ma grand-mère qui s'appelait Luongo. Chez lui, les " créponnets " ils étaient pas comme les sorbets des autres, de la glace sucrée avec une illusion de citron. Les créponnets de notre cousin ils étaient saturés d'un parfum bien prononcé des vrais citrons ; ce parfum il entrait par le nez, il passait par les " fausses " nasales qu'elles sont les vraies voies des communications sensuelles du nez? le nerf des olfactifs, il montait le parfum au cerveau où il retrouvait la mémoire des vergers qu'ils se baignent dans des senteurs suaves des fleurs d'orangers ; de la mémoire il descendait au cœur et il te mettait aux lèvres l'envie de chanter la romance : " connais-tu le pays où fleurit l'oranger où la brise est si douce". C'était le nôtre, le pays où il fleurit l'oranger, même si la brise on la connaissait pas. Chez notre cousin, on dégustait aussi des glaces que vous avez jamais goûtées et qu'elles méritaient bien leur nom de " cornésquis " ; ça ressemblait de l'extérieur aux cornets de toutes les marques qu'on vous vend aujourd'hui, en plus croquant dans le cornet avec, en intérieur, sous la couche du chocolat glacé de la boule, des parfums naturels, des îles à la vanille, du café du Brésil ou de la Colombie, du cacao des Tropiques; quand tu fermais les yeux pour sucer ton corneski, tu faisais dans ta tête une croisière exotique !

Les grands-mères endimanchées et chapeautées de noir, elles s'asseyaient sur les bancs placés entre les arbres; elles surveillaient dans l'indulgence et le laisser courir leurs petits enfants qu'elles lâchaient entre les jambes des promeneurs de l'allée centrale ; pendant ce temps, avec la compatriote qu'elle s'était assise à côté d'elle, elles reprenaient la langue maternelle, l'italienne ou l'espagnole qu'elles vont plus vite que la française et qu'elles courent dans le bavardage, comme les torrents méditerranéens qu'ils dégringolent les pentes en Italie ou en Espagne. Par moments, elles coupaient court leurs papotages ; elles appelaient leurs petits enfants, en Français et elles leur achetaient une glace ou une oublie. " L'oublie " c'est une espèce de crêpe dentelle en forme de verre de lampe sans renflement; c'étaient surtout des Espagnols qu'ils les vendaient; ils passaient entre les promeneurs avec sur le dos une caisse cylindrique peinte des couleurs claires en criant: " oublie à la vanille, " ricotchambris " J'ai jamais su ce que ce mot il voulait dire ; pour moi c'était le " cocorico " du marchand des oublies. Ces gâteaux feuilletés, ils étaient très fragiles, si tu les serrais un peu fort, ils s'effritaient comme les souvenirs qu'ils s'oublient.

Mais je crois que j'abuse de votre patience et de mes nostalgies. Résumons-nous. Le Cours Bertagna c'était le palais ouvert des tentations du cœur et de la bouche.

PASSAGE extrait de "Mektoub, Saga Pieds-Noirs" de M. A. Buono.
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