LA COLONNE (Randon)
MOIA ???
Dépêche de l'Est, lettre N° 28 du 15 juin 2001 (pages 7 et 8 )
Il y avait Bône. Dans Bône. la Colonne. quartier peu prisé. s'il en fut et qu'il fallait traverser pour rejoindre - le "pont blanc" sous lequel coulait, après un orage. bien sûr, le ruisseau d'or - "l'orangerie" aux petites villas fleuries. -"l'Elysa" au pied de la route de Bugeaud. La Colonne. commençait au niveau du cinéma Olympia. où se dressait une petite colonne blanche rappelant un fait d'armes du général Randon et de la colonne qu'il commandait. Mais pour beaucoup, elle allait de la statue de Diane la Chasseresse à l'usine de pâtes Bonnici ; Quartier mal perçu et assez craint. Ce n'était pourtant pas un entrelacs de ruelles étroites et nauséabondes, mal fréquentées.

Au contraire, trois avenues larges et rectilignes la partageaient en autant d'îlots qui communiquaient par des transversales qui n'étaient pas des coupe-gorges, pour autant. D'une rue à l'autre. on s'ignorait superbement quand on ne se castagnait pas". Fort heureusement. l'école "Saindicarnot" gommait les antagonismes de rue et ressoudait les Colonnois. On l'appelait "la grande école" par opposition à) l'école maternelle de l'avenue Garibaldi. On craignait certains ses maîtres, on souhaitait "tomber" dans la classe d'autres, plus "cools". La réputation des enseignants était en fonction du style, de la densité et de la fréquence des frictions d'oreilles ou des favoris, qu'ils appliquaient aux durs du secteur. Certains d'entre nous, présentaient une calvitie précoce mais curieusement localisée au niveau des tempes !

Après le CM2, il fallait partir au Lycée Saint-Augustin. En fait au collège "moderne" pour la majorité des Colonnois, car l'enseignement du latin et des lettres classiques ne leur convenait pas, paraît il. A ce stade du collège, et pour ceux qui y allaient, la rupture avec ce qui, jusqu'alors, avait été leur univers, était entamée. Elle allait se poursuivre inexorablement au fur et à mesure qu'on grimpait de section. Les copains de classe, venus d'ailleurs, supplantaient ceux du quartier. Fini les parties de foot sur la place de l'église Sainte-Anne, les bagarres à coups de mottes de terre, les descentes à vélo de la route de Bugeaud. avec le seul frein, quand il marchait (le vélo n'avait pas de garde-boue arrière pour permettre de suppléer au freinage déficient en appliquant sa sandale ou son espadrille sur le pneu arrière, jusqu'à ce que ça sente le chaud). Plus de sorties à la plage Saint-cloud ou au "trou carré". Les retours à pied, après une journée de sable et de mer, dans la montée de la Ménadia, avaient des accents de retraite de Russie. "Eh ! ta mère ! Ne va pas si vite toi devant ! J'en peux plus !"

Fini tout ça ! et le passage élargissait un peu plus le fossé. Les ados d'une même rue ayant les mêmes jeux, les mêmes réactions, n'avaient plus les mêmes aspirations, et chose plus grave, le même langage. Mais il ne fallait pas beaucoup de temps pour retrouver ses mots et surtout ses gros mots.

"Quand bien même on coupe la queue à un cochon....."

Cette apparente désaffection pour son milieu était moins perceptible chez ceux qui fréquentaient le collège technique du Champ de Mars. Chez eux, la solidarité et la camaraderie étaient plus authentiques que chez les lycéens du boulevard Papier.
La Colonne n'avait pas de lieu où garçons et filles pouvaient se rencontrer. Il fallait monter en ville (certains disaient "descendre"). Difficile à comprendre, la ville étant parfaitement plate ! Donc on descendait en ville, pour faire le Cours. Trois grandes allées ombragées coincées entre deux avenues bordées de brasseries, constituaient une zone piétonne. L'une d'elles, était réservée aux jeunes, l'allée centrale aux familles, la troisième aux misanthropes. Au gré d'un va-et-vient usant, du kiosque à musique à la statue de Thiers (qu'aucune ville de métropole n'avait voulue), les idylles se nouaient ou se dénouaient. Le soir venu, on rentrait à la Colonne, le plus souvent bredouille, car à l'époque les prises étaient difficiles et parfois risquées. On le savait. C'est pourquoi, le lendemain, on remettait ça. espérant croiser un regard nouveau, parachuté d'ailleurs, d'un ailleurs forcément plus chouette que les trottoirs gris et brûlants de nos rues (l'herbe est toujours plus verte chez les autres). On espérait aussi échanger furtivement un sourire un peu plus marqué que celui de la veille, avec celui ou celle qui avait été choisi(e) ; rêveries naïves d'une jeunesse un peu rustique bien que majoritairement citadine. On refaisait donc, tous les soirs le Cours, avec un espoir renouvelé et parfois déçu.

En effet, il arrivait que le visage attendu ne soit pas là, ni le lendemain, ni plus jamais.
Pourquoi ce départ et pour où ? Et encore bien d'autres questions qu'on ressassait le long de l'avenue pavée qui nous ramenait à la Colonne, chez les nôtres, mais on savait intuitivement que cette absence n'était pas fortuite. Le train de vie était passé par là, avait prélevé son lot, l'avait emporté, loin du Cours Bertagna, de la Colonne, de Bône et même du pays qui fut le nôtre. Banal, direz vous, chacun à sa manière, s'est fait happé par ce train sans portières, nous arrachant à nos illusions pour nous conduire par des chemins, ô combien divers et inattendus, là où nous sommes.