SAINT AUGUSTIN
Les pères de l’Eglise, tome II
Notices Biographiques
par Nourrisson Jean-Félix, 1856

Comme Tertullien, Lactance , saint Cyprien, saint Augustin appartient à l'Afrique. IL naquit en 354 à Tagaste, ville de la province de Numidie, près de Madaure et d'Hippone.
Son père, Patrice, s'étant converti, était devenu chrétien. Sa mère, Monique, fit Augustin catéchumène, et lui-même a rapporté que, pendant une maladie, qui le mit encore enfant en danger de mort, il demanda le baptême. Mais le péril une fois passé, son naturel de feu l'emporta vers d'autres pensées.

Tel, en effet, parut Augustin, dès ses premiers ans, impétueux, plein de trouble et de désirs, dévoré par les ardeurs d'un sang numide, agité de tous les élans du génie.

Son père, qui, de bonne heure, avait discerné en lui une vivacité d'esprit singulière, le destinait aux triomphes opulents de l'éloquence. Augustin étudia donc d'abord à Tagaste, puis à Madaure , et se rendit en dernier lieu à Carthage pour y apprendre, des plus habiles maîtres, tous les secrets de la rhétorique. On sait quels furent ses fautes, ses désordres, durant cette période de sa vie, et les impuretés dont il se souilla. Réglé cependant dans le dérèglement même, il s'était attaché à une seule femme, et, à dix-huit ans, en avait eu ce fils bien-aimé, cet Adéodat, dont le nom revient souvent sur ses lèvres et d'une façon touchante.

L'âme d'Augustin ne pouvait d'ailleurs être entièrement captivée par les sens. Aussi, alors même qu'il s'enivrait de plaisirs et se repaissait de sa misère, il ne laissait pas que de chercher avec angoisse la vérité. La lecture de l'Hortensius de Cicéron l'enflamma d'un incroyable amour pour la sagesse.

Mais de vagues aspirations ne suffisent pas à apaiser les besoins de l'intelligence. Il lui faut une croyance définie, une doctrine certaine. Augustin s'arrêta à la doctrine des Mani-chéens et y entraîna trois de ses amis qui devaient suivre invariablement les péripéties de son existence, Alype, Romanien, Honorat. Car, dès lors, il était passé au rang des maîtres et enseignait lui-même la rhétorique à Tagaste. Son père. venait de mourir, sans avoir pu jouir des premiers succès de son fils. Sa mère gémissait de le voir engagé dans l'hérésie, quoiqu'il y fût seulement auditeur, et non pas élu. Lui se leurrait des préoccupations vulgaires de la volupté et de l'ambition. Bientôt il quitta Tagaste pour Carthage, et, en 378, le futur docteur de l'Église y eut l'insigne honneur de recevoir du proconsul Vindicien un prix de déclamation.

Cependant Augustin ne se trouvait point en repos. Les mauvaises mœurs des Manichéens le blessaient; leurs principes ne le satisfaisaient pas davantage, et le plus' considérable d'entre eux, le célèbre Fauste, n'avait pu résoudre ses doutes ni répondre à ses questions. C'est pourquoi, après être resté neuf ans dans le Manichéisme, il se sentait violemment ébranlé. Il vint alors à penser qu'il découvrirait peut-être à Rome la lumière après laquelle il soupirait. En vain Monique s'efforça-t-elle de le détourner de ce voyage.

Augustin, trompant son inquiète vigilance, s'embarqua secrètement, et, à peine arrivé à Rome, y tomba malade. D'autre part, cette capitale de l'univers ne lui offrit qu'un indéfinissable chaos de toutes les sectes, de tous les systèmes, de toutes les opinions, et le mieux qu'il put faire fut de se ranger au doute tempéré des Académiciens. C'était ailleurs que se devait dénouer sa destinée.

Milan avait besoin d'un professeur d'éloquence. Symmaque, après avoir éprouvé le talent de saint Augustin, l'appela dans cette ville où Valentinien le Jeune tenait sa cour. Là Augustin entendit saint Ambroise; il se sentit pénétré de cette claire et véhémente parole; quittant donc les Manichéens; il demeura simple catéchumène dans l'Église romaine. Sur ces entrefaites, Monique, qui n'avait pu supporter son absence, arrivait à Milan, et le bonheur de retrouver son fils s'augmentait de la joie de le retrouver presque croyant.

C'est qu'en effet un lent mais fécond travail s'opérait dans l'âme d'Augustin. Déjà les instructions répétées de saint Ambroise lui avaient persuadé la nécessité de la foi et l'autorité des Écritures; déjà encore les livres des platoniciens qu'il avait étudiés, dans la traduction du rhéteur Victorin, avaient élevé son esprit à la conception pure de Dieu.
Mais comment comprendre la nature du mal? II y avait là des ténèbres que l'enseignement de l'Église ne dissipait point. Comment accepter cette révoltante parole : le Verbe s'est fait chair? Ce mystère restait inexplicable à la philosophie. A ces embarras de la spéculation, ajoutez les attachements du monde, la passion des honneurs, la passion dominante des plaisirs. Ce n'est pas qu'Augustin ne portât ses idées plus haut, et un jour qu'il avait été témoin de l'ivresse d'un pauvre, par un prompt retour sur lui-même, il la comparait éloquemment à l'ivresse des hom-mes charnels et ambitieux. Mais, effrayé du bruit de ses chaînes, accablé de leur poids, il n'avait point la force de les rompre et de s'en dégager. Tantôt, projetant de se marier, il renvoyait sa concubine, et, peu après, en prenait une autre. Bientôt il songeait à vivre en commun avec ses amis, avec Alype, cet autre lui-même, avec Romanien, avec Nébride, qui l'avaient accom-pagné à Milan; les platoniciens réchauffaient son enthousiasme attiédi : les Écritures le frappaient par leur majesté; les Épitres de saint Paul par leur profondeur; il voulait tout quitter pour Dieu et ne pouvait.

Toutefois ce douloureux combat devait avoir un terme, et Augustin allait en sortir vainqueur. Au milieu de ses irrésolutions, de ses gémissements, de ses amertumes, il crut entendre une voix qui lui criait : Prenez et lisez; et prenant le livre de l'Apôtre, il y lut ces paroles : « Ne vivez pas dans les festins et l'ivresse, dans les plaisirs et les impudicités, dans la jalousie et les disputes; mais revêtez-vous de Jésus-Christ, et n'ayez pas de prévoyance pour le corps. au gré de vos sensualités. Il n'en fallut pas davantage. Ces mots furent pour Augustin comme une révélation soudaine, et la grâce entra en lui pour l'animer jusqu'à son dernier souffle.

Aussitôt il résolut de quitter sa profession, et afin de se préparer au nouvel état que Dieu exigeait de lui, il se retira à Cassiacum, campagne que lui offrit un de ses amis, nommé Vérécundus. Sainte Monique, Navige, son frère, Trigécius et Licentius, fils de Romanien, ses disciples; Lastidien et Rustique, ses cousins; Adéodat et Alype l'y accompagnaient.

Alors commença cette courte mais admirable solitude, où germèrent tant d'utiles pensées et furent rédigés d'ingénieux et solides écrits, les Trois livres contre les Académiciens, les Traités de la vie bienheureuse et de l'Ordre , les Soliloques. Les habitants de cette pieuse colonie avaient coutume de se réunir autour d'une table frugale, où ils dissertaient, chacun suivant ses inspirations, sur les choses de l'âme. C'était un banquet à la manière de Platon, mais un banquet chrétien, où tour à tour sainte Monique interrogeait Augustin et Augustin Adéodat.

Au bout d'un an, tous revinrent à Milan , et en 337 Augustin y reçut le baptême des mains d'Ambroise, avec son fils, avec Alype et beaucoup d'autres. L'illustre néophyte, renonçant dès lors totalement au monde, n'eut plus d'autre désir que de retourner en Afrique pour y vivre en communauté. II allait même s'embarquer à Ostie, lorsqu'il perdit sainte Monique, après avoir eu avec elle un dernier et sublime entretien. Ce malheur retarda un peu l'exécution de ses projets, et il demeura quelque temps à Rome, où il écrivit le Traité de la Vie et des Moeurs selon l'esprit de l'Église catholique, le Traité de la Grandeur de l'âme et les livres contre les Manichéens. Ensuite il se rendit à Tagaste. Une fois de retour dans sa ville natale, il y mena avec ceux qui l'avaient suivi une vie de pénitence, distribua ses biens aux pauvres et partagea son temps entre l'étude, la lecture et la prière. L'Écriture, saint Athanase, saint Ambroise, saint Cyprien, Origène, Josèphe étaient sans cesse dans ses mains, et cependant il composait lui-même les livres de la Musique et du Maître et son Traité de la Véritable religion.

Bien qu'elle évitât de paraître, une telle vertu ne pouvait manquer d'être remarquée et enviée par l'Église. Un jour donc qu'Augustin était venu à Hippone et assistait à l'office divin, célébré par l'évêque Valère, le peuple demanda par acclamation qu'Augustin fût consacré prêtre. II voulut résister à cet appel; mais cette fois encore la voix du peuple était la voix de Dieu. Valère lui conféra, malgré lui, le sacerdoce en 390.

Devenu prêtre, Augustin fonda un couvent d'hommes à Hippone, et bientôt même institua des religieuses, de telle sorte que, par lui, la vie monastique se répandit dans l'Afrique. Le premier aussi il y établit l'usage de la prédication. Enfin, entamant contre les hérétiques la lutte implacable qui devait l'im-mortaliser, il attaquait les Manichéens, expliquait le symbole dans le concile général d'Afrique qui se tint à Hippone, et, par l'intermédiaire d'Alype, devenu évêque de Tagaste, formait, avec saint Jérôme, et saint Paulin de Nole, des liens que la mort seule put dénouer.

Mais le rôle d'Augustin n'eut de l'éclat et sa noble figure n'apparut dans toute sa majesté, que lorsque Valère se le fut donné pour coadjuteur. Car il se montra le modèle des évêques. On le vit bâtir des églises pour les fidèles et des hôpitaux pour les malades, discipliner son clergé en le soumettant à la pauvreté et à la vie commune, se porter médiateur entre les riches et les indigents, terminer les différends, juger les procès, ca-téchiser son peuple par ces prédications passionnées qui arrachaient tour à tour à son auditoire des cris d'enthousiasme, des gémissements et des larmes de repentir. Sentinelle sans cesse veillante , il semblait qu'il n'eût pas reçu seulement la garde de son diocèse, mais que le soin de la catholicité lui était commis. Les évêques de Numidie trouvaient en lui leur représentant naturel. Et en même temps qu'il entretenait une immense correspondance avec les Pinien et les Mélanie de Rome, les Dioscore de Constantinople, les Jérôme, les Ambroise, les Paulin, les Lazare d'Arles, les Rustique de Narbonne, les Germain d'Auxerre, les Hilaire, il composait ses Livres à Simplicien, son traité de la Doctrine chrétienne, les Quinze livres sur la Trinité, son Catéchisme à l'usage des païens, et enfin cet ouvrage unique, souvent imité, toujours parodié, où il s'accuse pour se condamner, se révèle pour s'humilier, prière ardente, récit entraînant, mé

taphysique incomparable, histoire de tout un monde qui se re-flète dans l'histoire d'une âme, les édifiantes et impérissables Confessions.

D'ailleurs chaque jour de la vie d'Augustin était marqué par de décisifs triomphes sur l'erreur. Déjà il avait réuni à l'Église les Tertullianistes et les Abéloniens ; déjà aussi les Manichéens avaient dû céder à sa parole et subir son irrésistible ascendant. Malheureusement, l'hérésie, semblable à l'hydre de la fable, paraissait dans ses blessures mêmes puiser une nouvelle vigueur. Il fallut donc que l'évêque d'Hippone combattit les Donatistes et Pélage, et certes il n'eut pas trop de sa science et de son intrépidité contre d'aussi redoutables ennemis.

Les Donatistes, en effet, espèce de Pharisiens du catholicisme, ne se contentaient pas de dénaturer, en les exagérant, les préceptes de l'Évangile. Excessifs dans leurs actes mêmes, ils troublaient, ensanglantaient l'Afrique, et condamnés par les conciles, cherchaient dans la violence un abri. Augustin n'échappa que par un heureux hasard à leurs coups. Aussi ne doit-on pas s'étonner qu'il ait eu recours contre eux au préfet Cécilien. Les désordres furent même poussés si loin qu'en 404 le concile de Carthage supplia Honorius de porter des lois qui pussent y mettre un terme. L'empereur se rendit à la demande des évêques. Des édits sévères furent publiés contre les hérétiques, notamment les Donatistes, les Manichéens, les Priscillianistes, et leurs temples démolis. Toutefois, pour accabler par la raison ceux qu'on réduisait par la force, Honorius ordonna qu'une conférence aurait lieu entre les Donatistes et les Catholiques. Augustin fut le principal tenant de ce solennel débat, et les Donatistes vaincus tentèrent inutilement d'en appeler à l'em-pereur.

A peine les Donatistes étaient-ils domptés que parut la doctrine de Pélage, qui ne tendait à rien moins, par l'exaltation du libre arbitre, qu'à nier la nécessité de la grâce et le péché originel. Né dans la Grande-Bretagne; Pélage s'était acquis à Rome une réputation de piété, lorsque, vers 410, il aborda en Afrique, où saint Augustin le put voir une ou deux fois. Dés cette époque, il était facile de démêler dans le moine le novateur. Aussi laissa-t-il en Afrique des traces de son passage. Mais, comme si cette terre eût été trop bien défendue par l'évêque d'Hippone , il se hâta d'aller répandre en Palestine les semences de son dogmatisme délétère.

Et en quel temps l'Église se trouvait-elle attaquée par ceux-là même qu'elle avait nourris? En un teins; où les Barbares faisant irruption de toutes parts, les païens attribuaient au christianisme les désastres de l'empire, qu'ils n'auraient dû imputer qu'à leurs vides et à leur lâcheté. Mais, inébranlable au milieu de la tempête, Augustin pourvoyait à tout. Par la consécration de l'illustre vierge Démétriade, il faisait fleurir la chasteté sous le ciel brûlant de la Libye. En écrivant la Cité de Dieu, il démontrait que les calamités présentes ne pouvaient être apaisées par les divinités de l'Olympe, et que c'était bien plutôt à leurs exemples infâmes et aux désordres qu'elles autorisaient qu'il convenait de rapporter les maux de la société Romaine. En outre, par delà l'horizon désolé de cet univers, il découvrait aux yeux charmés les beautés toujours riantes et sans nuage de la Jérusalem céleste. Le paganisme ne pouvait donc se prévaloir des agitations de l'hérésie.

Néanmoins, il importait de les calmer. C'est pourquoi Augustin, non content d'exterminer le Pélagianisme de l'Afrique; le proscrivait en tous lieux par ses doctes écrits sur la Nature et la Grâce. D'autre part, il accueillait Paul Orose, chassé de l'Égypte envahie par les Vandales, les Alains, les Suèves; et, après l'avoir exhorté à écrire une histoire du monde; où les souffrances des hommes n'apparaissent que comme un Châtiment de Dieu, il l'envoyait en Palestine au secours de saint Jérôme pour soutenir l'effort de Pélage.

Jusque-là, en effet, Pélage était parvenu à éluder les justes rigueurs de l'orthodoxie. En 445, le concile de Diospolis avait répudié la doctrine, en absolvant l'auteur, et le pape Zozime lui-même s'était laissé surprendre.

Mais les Pélagiens n'étaient pas moins violents que les Donatistes; c'est pourquoi ils perdirent par leurs emportements les avantages qu'ils avaient conservés par leurs sophismes.

Honorius rendit des lois contre eux ; Zozime finit par reconnaître leur véritable esprit; les conciles de Carthage eu 416 et 417, celui d'Antioche en 424, les condamnèrent, et leur condamnation, publiée dans les Églises, fut signée par tous les évêques, à l'exception de dix-huit qu'on déposa. Ainsi, la catholicité tout entière put applaudir à la fermeté d'Augustin, qui avait protesté de quitter l'épiscopat plutôt que de consentir à l'absolution de Pélage.
Le saint évêque venait de livrer son combat suprême. Sans doute il agira encore pour écraser les tronçons remuants de l'hérésie; il écrira contre les Ariens, contre les Priscillianistes, contre le Pélagien Julien; il rédigera, pour calmer des consciences timorées, les Dix Livres du libre arbitre, tout en soutenant la doctrine de la prédestination; enfin il publiera ses Rétractations, impartial examen de ses nombreux ouvrages. Mais l'âge arrive, et l'Afrique, que ne déchirent plus aussi cruellement les dissensions religieuses, par un autre malheur, devient la proie des Vandales, qu'y appelle le comte Boniface, irrité d'une injuste disgrâce. Vainement ce général voudra réparer sa faute et éloigner des alliés odieux. Les richesses du sol Africain y retiennent les Barbares; Genséric s'y établit; les temples sont pillés ou brûlés, les prêtres massacrés, les livres dispersés, et il faut qu'Augustin rappelle aux évêques « qu'ils ne peuvent abandonner leurs Églises ni rompre les liens par lesquels Jésus-Christ les a liés à leur ministère. » Il se trouve bientôt lui-même enfermé dans Hippone assiégée et y meurt, plein de foi, mais aussi de tristesse, le 28 août 430, dans sa soixante-seizième année. Peu de temps après, Hippone , prise d'assaut, était livrée aux flammes, et Théodose II mandait saint Augustin au concile œcuménique d'Éphèse, que nécessitait l'hérésie de Nestorius. Le grand évêque y fut du moins présent par son esprit, comme il devait l'être dans toutes les assemblées où s'agiteraient les intérêts de l'Église catholique.