- GALERIE DES PORTRAITS -
Marcel CUTAJAR

Plongeons de nouveau, avec, toujours, la complicité (très) active, de notre ami Roger MIGNEMI, dans notre BONE des années 30/40/50.
Nous y arrivons, pourquoi pas, un soir de Ramadan. La fête bat son plein à la Place d'Armes. Une foule de promeneurs se bouscule parmi les marchands de merguez et de brochettes, de briks, de frites et de pâtisseries. Lorsqu'émerge de cette multitude "KILOMETT" (kilomètre). C'est un brave musulman de 30 à 40 ans, que l'on rencontre aussi, les jeudis, jours de repos hebdomadaires des écoliers en ce temps là, ou à la sortie des écoles d'Armandy ou de l'impasse Saint Augustin. Il maintient, calée sur son ventre, une hampe autour de laquelle s'enroule un long ruban multicolore de pâte sucrée, aux trois quarts recouverte ... de mouches. Au cri de "KILOMETT ! KILOMETT !", il débite la friandise à sa jeune clientèle, moyennant la modique somme de 5 à 10 sous.

Mais voici qu'accourt, du côté de la rue Suffren, "YA BOUGINEH ABBOU OUAHOUA", un concurrent déloyal, de "KILOMETT", en quelque sorte, puisque lui, distribue gratuitement ses douceurs, en l'occurrence, une figue sèche, attachée à une ficelle, elle même nouée à un roseau qu'il brandit à bout de bras. Entouré d'une marmaille turbulente, le jeu consiste, pour les enfants, à essayer d'attraper le fruit, chose peu facile, compte tenu de l'agitation incessante de la gaule (cette scène amusante a été reproduite par le célèbre caricaturiste algérois. Salomon ASSUS, sur une de ces cartes postales).

Puisque nous sommes dans le quartier, restons y quelques temps. Au hasard de notre promenade, nous rencontrons "P'TIT-Z-YEUX" (pas celui de la Colonne qui porte le même surnom mais pour une autre cause : ses yeux sont plutôt chassieux, nuance !). mais celui de la rue Louis-Philippe, dont les paupières distendues, le contraignent à soulever perpétuellement son menton pour apercevoir son prochain ...

Place Xavier MARTIN. face à la très connue Maison de Vins TANNIERES. un petit bonhomme au visage rond. à la démarche incertaine quoique d'une carrure assez impressionnante, portant tablier de cuir et sabots. est en train d'arroser des tonneaux : c'est "PAUL PONSS" en plein travail : prenons garde de ne pas l'interpeller d'un air moqueur en faisant mine de regarder ailleurs. car nous aurons droit alors. à une copieuse douche ...

Tout naturellement, descendons vers le port. C'est la fin de l'après midi ; des marins pêcheurs sont en train d'épiloguer, avec force gestes, sur les résultats de leur dernière pèche. L'un d'entre eux, le visage renfrogné, crie à l'injustice en évoquant le maigre produit de sa pêche (selon lui ... ), cette "misère qui ne mérite que d'être rejetée à la mer", et en concluant immanquablement son discours par un déchirant "Plus on va ! moins y'en a !". Vous l'avez deviné, cet éternel "damné de la Mer" n'est autre que "MOUTSOU LONGUE" (museau long. boudeur).

Du port, rejoignons la Place des Gargoulettes. C'est un dimanche matin, de bonne heure. Cinq ou six pauvres hères battent le pavé, une ou deux vieilles boites de conserve, soigneusement enveloppées de toile de jute humidifiée à leurs pieds : ce sont les vendeurs de vers de vase tout frais ramassés le long des berges de la Boudjema voisine, qui attendent les pêcheurs amateurs en quête d'appâts. Parmi eux se distingue le sympathique "STRATCHOUM" authentique choumarellien dont la tenue vestimentaire n'a rien à envier à celles de nos hyppies d'aujourd'hui, très apprécié de ses clients pour sa générosité ...

Puisque nous sommes si près du Cours et que c'est dimanche, allons y faire un tour : nous y croiserons sûrement quelques autres fugures hautes en couleur.

Voici justement MARCEL (YVARS, bien sûr), sa casquette de marin (ou d'aviateur ?), sur laquelle ont été brodées les' mots "LOTERIE" et "BANQUE ROSA", légèrement penchée sur la tête, qui, toujours souriant, propose d'une voix douce, ses billets de loterie (algérienne ou nationale), se déplaçant lentement, la démarche hésitante (peut être parce qu'il chausse grand ?!), il arrive sans doute de sa chère rue Marcel Lucet où il demeure ...

Un peu plus loin apparaît, plus conquérant que jamais, avec son épaisse moustache et son turban savamment enroulé autour de la tête, "REZGUI", le marchand de journaux djijellien, bien décidé à écouler son paquet de journaux du jour qu'il a rangés dans un grand carton replié, arrimé à son épaule .... Mais quelle est la jeune créature endimanchée qui là-bas, déverse un flot d'injures sur un groupe d'adolescents hilares qui la suivent à la trace en sifflotant en chœur, un air connu dont ils font diaboliquement coïncider les notes avec la cadence de ses pas, que celle ci soit accélérée ou ralentie, au grand énervement de leur souffre-douleur : TA-TATA/TA--TATAT/TATATA-TA/TATATA-TA/TA-TATA/TATATA-TA/TATA/ ... ce ne peut être que ..."P'TIT CUL". joannonvilloise de souche, victime de cet irrévérencieux sobriquet à cause de sa plastique dont certes, aucun sculpteur de Vénus Callipyge n'aurait eu l'idée d'en faire son modèle mais qui, très tôt, a capté l'attention d'une gent masculin aussi bête que méchante...

Méchante, oui, car allez savoir pourquoi, le sémillant quadragénaire s'avançant vers nous, avenant et de bonne humeur, ne présentant aucun défaut physique apparent (tout au plus. ses appendices auriculaires dépassent ils quelques peu les normes - mais si peu ... ) a t il été perfidement surnommé - à son grand dam ! - ... "OREILLES DE RAVIOLI"... (pas ceux de BUITTONI, non, mais ceux de "là bas", les vrais quoi ... ).

Avant de quitter le Cours, approchons nous de ce quidam qui s'agite à l'ombre des ficus. Front dégarni et yeux plissés, vêtu d'un complet gris et portant nœud papillon, il harangue quelques curieux en leur distribuant des tracts : ce n'est autre qu'AUGUSTIN SERPI en train d'annoncer sa prochaine candidature aux élections du Conseil général (de 1955). Sa profession de foi se résume à une phrase qui à elle seule en dit long : "IL FAUT ETRE SURNATUREL!" (NDRL : l'intéressé à tout de même obtenu aux dites élections ... 49 voix !).

Après le bain de foule, le bol d'air ...

Terminons notre dimanche par un tour des plages. Nombre de promeneurs se croisent sur la route de la Corniche : une occasion de rencontres et de bavardages. sur la chaussée, pas tellement large, vont et viennent landaus et calèches (la voiture automobile reste encore rare), occupés par les plus argentés (une occasion pour eux d'afficher leur aisance). Voici "GALINE", le Maire du PONT-BLANC". Trônant sur le siège du cocher de sa rutilante calèche, tirée par un cheval arabe, il a fière allure, notre éleveur-maquignon-chevrier, avec son feutre rond, son gilet et son pantalon en velours. Il emmène sa progéniture tout au fond de la plage Chapuis où, à l'ombre de la pinède et sur un air d'accordéon, chacun se bourrera de caldis au broutche et de tourte aux petits pois ...

Quelques cavaliers se pavanent aussi sur le chemin, parmi lesquels, l'inévitable JAMY, rentier de profession (il s'agit du fils ... ), qui le sourire figé dans son austère tenue, a préféré, pour un temps, délaisser son Q.G de l'hôtel d'Orient, à moins que ce ne soit son fief des Caroubiers ...

Avant de retrouver les rivages de notre siècle, faisons un détour par la maison de "MAMAN KADRA", devineresse de talent (une de plus), quelque part, au delà de l'Usine à Gaz. Ses prédictions sont réputées infaillibles. Fixant ses clients droit dans les yeux, elle leurs révèle l'avenir avec cette assurance tranquille qui ne peut que convaincre et tranquilliser, même les plus sceptiques. Assure t elle ainsi à ses clients européens, qu'ils ne quitteront jamais leur terre natale.

Nous sommes en 1961 ...

Il est temps à présent de laisser reposer en paix ces surprenants personnages qui furent aussi nos amis.

Mon petit doigt me dit pourtant qu'au dessus de leur cimetière, leurs fantômes continuent toujours en une ronde époustouflante à faire s'esclaffer leurs compagnons d'éternité, encore plus rieurs et plus farceurs qu'ils ne le furent de leur vivant ...

Dépêche de l'Est, lettre N° 28 du 15 juin 2001 (pages 9 et 10 )