LE TEMPS DES DILIGENCES
Par Louis ARNAUD
La forme d'une ville change plus vite, hélas! que le coeur d'un mortel. Charles BEAUDELAIRE

Les hommes et les choses passent, ils ne laissent qu'un souvenir; un souvenir qui, à son tour, s'effacera lentement, et finalement, il ne restera plus rien de ce qui faisait le charme de la vie d'autrefois.

La vie trépidante d'aujourd'hui, les chemins de fer, les automobiles, les avions, laissent à peine transpercer le souvenir de cette époque si calme et si paisible que l'on appelle encore « Le Temps des Diligences ».

Le monde est pris par la tourmente, le progrès l'emporte, le transporte. Le Passé est aboli par la vitesse. et le vertige qu'elle provoque, annihile l'effort qui pourrait rappeler le souvenir.

Et pourtant, ce passé n'est pas loin, derrière nous, et certains se souviennent encore, d'avoir connu à Bône, ce temps des diligences, qu'on pourrait croire tenir à un temps de légende, tant ce mode de locomotion parait archaïque à côté de nos actuels et luxueux sleepings et wagons-restaurants, de nos avions confortables et de nos autocars commodes et rapides.

De Bône, en effet partaient autrefois, - un autrefois relativement récent des services de diligences, réguliers et quotidiens, qui reliaient notre port à Jemmapes, La Calle, Sédrata et Ain-Bàida, qui n'étaient pas encore pourvues de liaisons ferroviaires avec le reste du Département.

Ces diligences, voitures énormes, monstrueuses presque, attelées de six chevaux, à la croupe ronde et lustrée, soigneusement et solidement harnachés, partaient à la tombée du jour, les unes de la Pelleterie - Bourrellerie SASS, à l'angle de la rue de Tunis et de la Place d'Armes, les autres, de la Buvette Bônoise, au commencement de la rue Saint-Augustin, entre la rue du Quatre Septembre et la rue Héliopolis, qui était tenue par Natal CAMILLERI, lui-même propriétaire de diligence faisant le service de B6ne à Guelma et Souk-Ahras. D'autres enfin, pour Ain-Beïda. partaient de l'ancien café Couronne, exactement en face de l'Hôtel d'Orient et tout près du Crédit Lyonnais.

On pouvait lire encore après la guerre 1914-1918, sur les colonnes. Des arcades, devant ce café, les indications des itinéraires et heures de départ des diligences.

Chaque départ était une véritable attraction pour les enfants et les gens du quartier.

Lorsque tous les voyageurs étaient à leurs places, que tout était prêt pour le départ, le cocher, coiffé de son énorme bonnet de fourrure, enfoncé jusqu'aux oreilles et vêtu de son lourd manteau, allait se jucher sur son siège.

De là, dominant la foule des badauds, il faisait claquer, en virtuose, la large lanière de son fouet, par dessus la tête des hommes et la croupe des six chevaux qui frémissaient sous les « clic - clac » sonores et ne demandaient plus qu'à s'élancer sur la route. Puis brusquement, d'un seul coup, le cocher qui tenait, bien rassemblées et bien tendues, les quatre rênes commandant l'attelage, rendait la main et faisait claquer une dernière fois son fouet et les chevaux partaient au grand trot et , aussi, au grand bruit des grelots sonores dont leurs harnais étaient abondamment garnis.

Aujourd'hui, tout cela, et bien d'autres choses encore, ne sont pour quelques-uns, plus que des souvenirs. Des souvenirs qui n'intéressent plus les jeunes générations uniquement éprises d'avenir et de progrès.

Et c'est ainsi que périra le Passé de Bône si plein de charmes et de douceur, ce Passé que nul, parmi ceux qui l'ont connu, ne peut évoquer sans nostalgie et sans tristesse en présence de la nouvelle beauté que l'on fait tous les jours à cette Ville que l'on met, comme on dit au goût du jour ; car tout le charme de Bône, autrefois, de naguère presque, était dans sa simplicité sa somptuosité si on a pu dire qu'elle en eut lui venait de la Nature.

Elle devait sa grâce et sa beauté à l'extrême luminosité de son ciel d'Azur, aux contours harmonieux de ses terres qui s'insinuaient si doucement, sans heurt dans la grande mer bleue, à ce grand écran verdoyant de la chaîne de l'Edough qui la protégeait de l'ardeur du soleil couchant. À ces plaines, pareilles à de riches tapis, qui l'entouraient, à ces forêts épaisses, à ces frondaisons luxuriantes, à ces jardins fleuris qui descendaient jusqu'à elle.

Tout le Génie de ses premiers habitants avait consisté à la placer, à l'orienter, dans ce cadre admirable et à s'en remettre ensuite, pour la parure et l'agrément des yeux , aux bons soins de la Nature, sachant que c'était en Mauritanie et peut-être là, à cette même place, que se trouvait le Jardin des Hespérides, ce jardin magnifique aux pommes d'or que cultivaient les trois filles d'Atlas.

Il n'y avait en 1830. Aucun règlement, aucun plan d'urbanisme, pas plus d'ailleurs, qu'il n'était question de spéculations touristiques. Les premiers habitants n'avaient eu que le souci de respecter la beauté naturelle des lieux et d'utiliser pour leur plaisir et leur usage, le charme et les facilités qui leur étaient offerts.

Les premiers Français s'étaient d'abord préoccupés de l'état de la Ville et avaient à l'intérieur, aménagé quelques rues nouvelles. Ils avaient élargi l'enceinte de la Cité vers l'Ouest jusqu'à l'emplacement actuellement occupé par la rue du Quatre Septembre et ils avaient créé, au centre du nouveau périmètre, la Place d'Armes qui devait devenir immédiatement le point de concentration de la population.

C'est là, qu'autrefois, battait le coeur de Bône ; c'est là que passait le souffle de la France. Elle servait de cadre à toutes les manifestations civiles et militaires.

Sœur puînée, mais de bien peu, de la place du Gouvernement d'Alger, elle en avait, en plus petit, toutes les caractéristiques, surtout la forme originale que lui donnaient ses arcades, construites sur le même modèle l'entourant, comme à Alger, sur trois côtés seulement.

Semblable à une cour intérieure de maison mauresque elle avait en son milieu, une fontaine, qui n'est plus là, hélas ! et de beaux platanes répandaient sur elle, leur ombrage léger que rafraîchissait la brise marine venant par la rue Damrémont après avoir franchi la crête des Santons. La Fontaine qui n'est plus là fut exilée sur la morne et triste place Alexis Lambert, après avoir trôné pendant plus de soixante années dans ce vieux quartier où l'élite des Français du lendemain de l'occupation était heureuse et fière de pouvoir l'admirer.

L'élite de la population qui tournait en rond autour d'elle, le dimanche matin, à la sortie de la messe, ou qui venait, en fin de journée, s'asseoir aux terrasses des grands cafés Witowski et Ours pour se délasser des fatigues de la chaleur ou du travail, l'avait quelque peu abandonnée le dimanche matin, lorsque la nouvelle Eglise fut construite au bout des Allées, en dehors de l'enceinte, mais la Place d'Armes était demeurée, quand même, le point central de toutes les activités civiles et militaires et la Fontaine, admirée de tous, était à cette époque le plus beau Monument et la seule œuvre d'art, si on peut dire, de la Ville Française qui venait de naître sur ce coin de la côte barbaresque.

C'est qu'elle était vraiment jolie au milieu de cette place carrée, entourée d'arcades toutes pareilles, dans son petit jardin, d'où deux palmiers s'élançaient dans le ciel, comme pour l'abriter sous leurs branches ondoyantes et flexibles, des ardeurs du soleil. Du lierre montait jusqu'au haut des troncs complètement cachés sous les épaisses feuilles vertes, de grosses touffes de mirabilis, aux fleurs jaunes et rouges, communément appelées "Belles de Nuit", noms particulièrement évocateurs de l'enchantement des nuits bleues de ce pays, et çà et là, quelques hibiscus aux fleurs violemment rouges, en cornets triomphants, s'opposaient aux daturas blancs dont les corolles pendaient mollement vers le moi. Tout était entouré par une grille en fer circulaire, aux barreaux droits et plus hauts qu'une hauteur d'homme , la Fontaine s'élevait dans cette verdure et parmi ces fleurs, offrant une large coupe sculptée sur une colonne élégante, pour recevoir les jets d'eau retombant.

Cette fontaine et ce jardinet, orgueil des premiers Français de Bône, ont dû céder la place, au début du siècle, à une poissonnerie qui se trouvait sur l'emplacement de la petite place Bulliod et du « Pécheur de Patelles » et que, pour l'aménagement du quartier, on était obligé de déplacer.

Ce marché aux poissons, quelque élégant qu'il fût en son armature de fer, de forme ovale, était tout de même indigne de remplacer, sur la coquette Place d'Armes, la Jolie Fontaine et les platanes majestueux qui disparurent avec elle.

La poissonnerie, par trop excentrique, trop éloignée de la halle aux légumes de la Place de Strasbourg, devint vite impopulaire, les ménagères murmurèrent, et les ménagèrent finirent par avoir raison.

Ce que femme veut ......

Des tables de marbre destinées à recevoir le poisson furent installées dans un angle du marché aux légumes : les mareyeurs se mêlèrent aux maraîchers et aux bouchers, à la grande satisfaction des ménagères qui n'eurent plus à traverser toute la ville pour varier leur ravitaillement quotidien.

La solution ainsi trouvée était, fort simple, on le voit, c'était vraiment l’œuf de Christophe COLOMB. La Fontaine du Duc d'AUMALE aurait pu ne pas être exilée et les platanes superbes seraient encore debout, vivant souvenir d'un passé tout imprégné de gloire militaire et de prestige national.

L'armature de fer qui abritait les marchands de poissons servit alors à loger un cinéma, le premier à Bône qui fit fortune. Puis, ce cinéma prit feu un beau soir et la Place d'Armes redevint libre.

On aurait pu y ramener, alors l'antique Fontaine et essayer de reconstituer le décor d'autrefois, celui dans lequel s'étaient déroulées les premières manifestations de la présence Française dans ce Pays.

Mais les Pouvoirs Publics n'ont pas d'âme et ils ont encore moins le Culte du Souvenir. Ils ne comprennent que ce qu'ils croient être le Progrès et c'est une autre fontaine, moins noble d'origine, mais plus moderne dans sa forme, et plus clinquante, qui vint prendre la place de la ci-devant Fontaine du Duc d'AUMALE

Cette fontaine avait été érigée en 1844, douze années à peine après l'occupation de Bône et elle constituait le premier Monument d'inspiration nationale dressé dans notre Ville, et même dans la Province, sur l'initiative du Gouvernement.

C'est le Duc d'AUMALE, héritier de la Couronne de France, qui vint, en personne, procéder à la pose de sa première pierre et ce fut, à l'époque, un événement sensationnel.

Sur cette première pierre, enliée solennellement par l'Altesse Royale, le 29 septembre 1844, était scellée une plaque de cuivre mentionnant la solennité à laquelle avait présidé le Prince. Elle portait l'inscription suivante

• Le 29 septembre 1844,
• Son Altesse Royale, le Duc d'AUMALE, a posé à Bône,
• la première pierre de cette Fontaine.
• En présence de M. RANDON, Maréchal de camp,
• De SANTEUIL, S/Directeur de l'Intérieur,
• LABORIE, ingénieur des Ponts et Chaussées.

Le Sous-Directeur de l'Intérieur, M. de SANTEUIL. avait adressé au Prince héritier la harangue traditionnelle dont il est utile de reproduire le début et la péroraison, afin d'établir le caractère sacré qu'aurait dû avoir aux yeux des Municipalités futures, la présence de cette fontaine au centre de, la Place d'Armes.

« Monseigneur, dit en débutant M. de SANTREUIL, le modeste Monument, dont votre Altesse Royale daigne aujourd'hui poser la première pierre, est le premier qui soit élevé dans la Ville de Bône... »

Cette simple phrase ne constitue-t-elle pas à elle seule les titres de noblesse de l'humble Fontaine et son droit au respect de tous les Bônois de tous les temps, présents et futurs ?

Et cette péroraison qui aurait dû empêcher la profanation de ce monument historique .

« La population qui vous entoure, en voyant le fils du Roi s'arrêter et venir, au milieu des ouvriers qui doivent la terminer ; poser la première pierre de cette « Fontaine, a déjà décoré de votre nom ce simple Monument qui rappellera à jamais, aux habitants de Bône les heureuses journées où ils auront pu prouver à votre Altesse Royale leur dévouement et leur respect ».

Hélas, cette fontaine n'est plus là pour rappeler jamais le passage du Prince.

La fontaine du Duc d'AUMALE fut piteusement reléguée au contre de la triste et morne place Alexis LAMBERT, où elle délogea une Diane Chasseresse qu'on transporta dans le bruyant et gai quartier du faubourg, à l'angle des avenues GARIBALDI et Célestin BOURGOUIN.

La Fontaine a perdu son éclat d'antan et nul ne sait aujourd'hui qu'elle fut appelée « la Fontaine du Duc d'AUMALE ». Et pourtant, contraste singulier et frappant, qui montre que le coeur des citadins est plus oublieux que le coeur des campagnards, la petite source de la forêt de l'Edough qui coule au bord de la route en allant vers Herbillon, où le Prince d'AUMALE et sa suite étaient allés déjeuner au lendemain de la pose de la première pierre, s'appelle toujours « La Fontaine du Prince ».

Aujourd'hui, la Fontaine de la Place d'Armes qui, elle aussi, était la « Fontaine du Duc d'AUMALE se dresse, toute dépaysée, au milieu de la silencieuse Place Alexis LAMBERT, sans grille, sans jardin autour d'elle et sans eau dans sa vasque. Elle offre un spectacle lamentable de sécheresse et d'aridité qui glace l'âme du passant qui ne trouve plus le moindre attrait à ces vieilles pierres, car nul ne sait peut-être quelle page du passé représente ce Monument plus que centenaire, ni sa noble origine et sa splendeur d'autrefois.

Mais, que sont devenues la première pierre que le Royal Maçon avait scellée de sa truelle d'argent, le 29 septembre 1844, et, la plaque en cuivre sur laquelle était gravée l'inscription destinée à perpétuer le souvenir et la solennité qui l'avait entourée ?

Si la plaque de cuivre avait suivi le Monument, elle aurait contribué à la formation d'un mensonge de l'histoire de Bône, car elle aurait permis de croire que le Duc d'AUMALE a procédé à la pose de la première pierre de la Fontaine sur la place Alexis LAMBERT et, c'eut été, en plus, un anachronisme puisque place n'existait pas en 1844.

Mais, on ne sait à la suite de quelles tribulations, la plaque de cuivre a pu être finalement recueillie par l'Académie d'Hippone où elle est précieusement conservée.

Mais, sans doute, la première pierre posée par le Duc d'AUMALE fut traitée sans égards par les démolisseurs ; peut-être a-t-elle subi le sort commun de presque toutes les pierres de l'époque, elle s'en est allée tout simplement servir à l'empierrement de nos rues qui, alors, n'étaient pas encore pavées.

« SIC TRANSIT GLORIA MUNDI... »

Mais ce n'est point de la Gloire du Monde qu'il s'agit, c'est de notre ville d'autrefois, de sa beauté et de son charme, si vrais et si prenants, qui la faisaient aimer alors qu'elle n'avait ni Monuments, ni tramways, alors que ses rues étaient envahies par la poussière, l'été, et par la boue, l'hiver, qu'elle était mal éclairée le soir, et qu'elle n'avait ni ces jardins riants, ni ces maisons élégantes, ni ces magasins somptueux, ni ce stade magnifique, ni cette banlieue admirable qu'on y trouve aujourd'hui.

Nous étions heureux de vivre dans cette ville où le hasard de la naissance nous avait placés. Nous étions fiers d'elle, de sa beauté et de son charme, comme si cette beauté et ce charme avaient été créés par nous, comme si c'était à cause d'eux, que nous l'avions choisie pour être le lieu de notre naissance.

Les exigences, j'allais dire les rigueurs, du Progrès sont souvent cruelles.

Les lieux que nous avons aimés pour leur tranquille beauté ont été trop souvent abolis et remplacés par des usines bruyantes ou des quartiers tumultueux.

C'est la vie qui marche et nous devons nous adapter à ce nouvel état de choses... Mais faut-il oublier ? Est-il possible d'anéantir jusqu'au souvenir de ces choses anciennes, de cet autrefois que nous avons aimé et que d'autres, passants éphémères, avaient admiré comme nous et en avaient célébré le charme dans leurs écrits.

L'histoire de la Fontaine du Duc d'AUMALE donne une idée de l'irrespect que l'on a, dans ce pays neuf, pour les vestiges d'un Passé glorieux et pourtant pas très lointain encore.

Ceux qui ont connu ce Passé, par eux-mêmes, et ceux qui ont su, par la tradition, la poésie dont il était imprégné, sont profondément heurtés dans leurs sentiments les plus intimes et leur fierté originaire.

Certes, la ville est devenue rapidement bien plus importante qu'elle ne paraissait devoir l'être, mais devait-on pour cela, détruire pour ensuite reconstruire sur le même emplacement ?

N'y avait-il pas autour de la Ville ancienne, et des jolis coins de verdure qui formaient sa ceinture, de suffisants espaces pour créer et organiser, comme fit LYAUTEY au Maroc, une Ville neuve répondant au goût du jour et aux nécessités nouvelles.

Etait-il nécessaire d'anéantir l'admirable Parc que constituait notre Pépinière d'autrefois, et qu'on ne pourra jamais remplacer, pour construire un stade qui est certainement le plus beau de l'Algérie, mais qui aurait été bien mieux placé ailleurs, en face de Joannonville, par exemple, sur la rive droite de la Seybouse, devant le Rowing-Club.

La Route Nationale qui va de la Tunisie au Maroc l'aurait longé et les nombreux touristes qui passent sans s'arrêter à Bône, auraient ainsi pu l'admirer et se faire une opinion avantageuse sur la Ville qui avait construit de telles arènes. C'eut été aussi comme un hommage rendu à l'antique Hippone dont le théâtre romain se trouvait tout près et nous aurions ainsi... encore notre vieille pépinière des premiers jours de l'occupation française, du temps de la Douceur de Vivre.

Mais la critique n'est point le propos de cet ouvrage qui ne doit être qu'un livre de souvenirs, un rappel d'un Passé qui s'éteint, ou que l'on éteint, peu à peu...

(Revue Ensemble, N° 214, Octobre 1998, pages 53 à 59)


Page Précédente RETOUR Page Suivante