La Cour Des Miracles
René Vento
CHAPITRE 6 du livre : Papa, Maman, Bône, et moi


L'école Sadi Carnot aux confins de la Colonne près des quatre chemins
Après l'école et le poste de police, en tournant à gauche, la rue du 14 juillet. C'est dans cette rue que se situait le logement de ma tante Françoise avec, à l'intérieur de la maison, une cour où il se passait de drôles de choses.

Toute la ville écrasée par une chaleur accablante sombrait dans la torpeur de la sieste en cet après-midi de juillet 1951. Dans notre petit appartement de la rue Mesmer, les volets étaient clos afin de maintenir une relative fraîcheur. Mon père se préparait à rejoindre son poste de travail à la centrale électrique tandis que ma mère se reposait quelques instants après avoir accompli les tâches ménagères de la matinée, parmi lesquelles la lessive dans la buanderie aménagée sur la terrasse au dernier étage de l'immeuble. Dans la salle à manger, qui servait aussi de chambre, ma grand-mère dormait sur un petit canapé aménagé pour elle. Quant à moi, je mourrais d'ennui dans ce silence pesant où chacun de mes gestes, même le bruit des ciseaux qui découpaient des figurines dans une revue, troublait le sommeil léger des dormeurs.

Ne tenant plus sur place, j'avertis ma mère de mon intention d'aller passer l'après-midi chez ma tante Françoise, sa sœur, comme il m'arrivait de le faire deux à trois fois par semaine. Bien contente de pouvoir enfin sommeiller dans le calme, ma mère approuvait toujours ma décision. Je mis donc le cap sur la rue du 14 juillet, aux confins de la Colonne, un peu avant les Quatre Chemins. Arpentant le trottoir de la rue Mesmer, tantôt d'un pas alerte, tantôt en courant, je ne rencontrai aucune âme qui vive sur mon trajet, sauf le marchand de beignets à proximité de la laiterie Anglade ; celui-ci rangeait son étalage de zlabias et de makrouts pour les mettre à la disposition des clients qui allaient affluer le soir, après l'heure de la fin du jeûne quotidien du Ramadan. Arrivé place Marchis, je me dirigeai vers la rue Sadi Carnot presque déserte, et au bout, après l'école à gauche, j'arrivai enfin dans la rue du 14 juillet. En fait, c'était une ruelle bordée de petites maisons à un seul étage possédant toutes une cour intérieure sur laquelle donnaient les portes d'entrée de différents logements. Ceux-ci étaient pour la plupart constitués d'une à deux pièces avec un seul point d'eau et sans cabinet intérieur pour les besoins quotidiens.

A la hauteur du numéro 13, je m'arrêtai, non par superstition pour ce nombre porte-bonheur, mais parce que c'était ici qu'habitaient ma tante Françoise, son mari, l'oncle Fernand, leurs quatre enfants, Maryse, Claudette, Fernande, et Roger avec qui j'étais très lié car nous avions le même âge. A côté de l'entrée du couloir qui menait vers la cour intérieure, se trouvait une petite épicerie tenue par un indigène dénommé Chaouche qui, ce jour-là, sommeillait sur la marche de son magasin. Quand il m'entendit, il sursauta et bien que mal réveillé, il bondit vers le fond de son local pour fermer à double tour la porte qui lui permettait d'accéder, en cas de besoin urgent, aux cabinets communs situés dans la cour intérieure de la maison. S'il avait été chrétien, il aurait certainement fait le signe de la croix en me voyant car je l'entendis murmurer le nom d'Allah suivi de quelques mots que je ne compris pas. Je pense aujourd'hui qu'il devait implorer la protection d'Allah pour l'aider à supporter ma présence. Il avait de bonnes raisons, ce brave Chaouche, de redouter mon arrivée car il était souvent, comme les autres locataires, victime de mes plaisanteries pas toujours du meilleur goût. La semaine précédente, toujours en période de Ramadan, je l'avais surpris alors qu'il se lavait le visage en s'aspergeant de l'eau qu'il puisait avec ses deux mains dans une bassine. En un instant, j'ameutai tout le quartier jusqu'à ce qu'un groupe d'une vingtaine de jeunes, musulmans, juifs et chrétiens réunis, viennent l'épier pendant qu'il continuait à se laver à grande eau. Pendant ce temps, un complice placé derrière la petite porte au fond de la boutique faisait avec sa bouche le bruit caractéristique d'un buveur assoiffé d'eau. La meute se transforma alors en manifestation de rue avec un slogan qui d'une seul voix répétait :
- il a cassé le carême ...
Humilié et honteux, Chaouche ferma le rideau de sa boutique en me proférant quelques injures bien méritées car il avait compris que j'étais l'instigateur de cette machination.

J'entrai à présent dans un couloir, avec à ma droite la porte fermée de l'épicerie Chaouche. Plus qu'un mètre à parcourir et je pénétrai dans la cour intérieure. Toujours sur la droite, une porte ouverte laissait entrevoir l'intérieur d'un logement ; une unique pièce, où vivaient Paul et Annonciate, un couple de quinquagénaires qui, en contrepartie d'un hébergement gratuit, assuraient quelques tâches très limitées de conciergerie. Chaque fois que je passais devant la porte d'entrée, je pouvais apercevoir, dans une pièce sombre en raison des volets toujours clos, le lit métallique conjugal recouvert d'une couverture de couleur kaki, sans doute récupérée du stock de l'armée américaine lorsqu'elle quitta l'Algérie à la fin de la guerre. Annonciate était toujours vêtue de noir et Paul portait toujours le même veston rapiécé, hiver comme été.
Quand il m'arrivait de les croiser devant leur porte d'entrée, je ressentais une certaine frayeur car ils me rappelaient les Thénardiers avec Cosette en moins, tellement la ressemblance était forte avec la description qu'en faisait Victor Hugo dans les Misérables. En fait, il s'agissait de pauvres gens qui, par suite d'un chagrin inconsolable après la disparition d'un enfant, n'avaient pu remonter la pente et avaient sombré dans un état faisant d'eux des clochards avec domicile fixe. Sans revenus, ils se nourrissaient des restes de repas que leur apportaient quelques voisins ou de récupération sur les marchés. Une fois, l'un des voisins jeta à la poubelle un poulet cru qui, par temps de grosse chaleur, avait séjourné trop longtemps dans le garde-manger. Paul le récupéra, le nettoya et le fit rôtir dans une vieille cocotte en fonte noire. De sa porte d'entrée, se dégageait une odeur forte et nauséabonde qui n'avait rien à voir avec celle qui émane des rôtissoires à volaille. Depuis cet épisode, je passais toujours devant leur porte d'entrée en courant et en retenant ma respiration.

C'est ainsi que ce jour, je m'empressai, toujours en apnée, de dépasser la porte de Paul et Annonciate. Au fond de la cour, toujours à droite, près de l'escalier à ciel ouvert conduisant aux logements du premier étage, mon cousin Roger était de corvée de rinçage de la vaisselle et de la gamelle du chien, à la fontaine collective qui servait à de multiples usages, dont le nettoyage des deux cabinets communs à tous les locataires. A ma vue, Roger me fit signe d'attendre la fin de son travail avant de sortir dans la rue pour jouer avec les jeunes de notre âge. Un silence religieux régnait dans la maison, d'autant que mon oncle Fernand, travaillant de nuit à la sous-station de l'ancienne gare, récupérait ses heures de sommeil dans une chambre tandis que le reste de la famille, ma tante et mes trois cousines, vaquaient à leurs occupations en chuchotant dans l'autre pièce servant de cuisine, de salle à manger et de chambre à coucher.

Plutôt que de rester planté à côté de Roger (il ne me venait même pas à l'idée de l'aider pour qu'il finisse plus vite), je décidai d'aller dire bonjour à ma tante. Je me dirigeai alors vers un petit corridor, dont l'entrée était au fond de la cour mais à gauche. Tout au bout du corridor, le logement de ma tante avec, dans un recoin près de la porte d'entrée, la niche de leur chien Stop. Raymonde, une voisine qui m'aperçut, me précéda en courant chez ma tante pour l'avertir de ma visite :

- Y a René qui arrive, s'exclama-t-elle sur un ton qui sonnait l'alerte générale.
Les chuchotements cessèrent et des bruits de chaise laissèrent deviner que l'on s'apprêtait à affronter l'intrus qui risquait de réveiller l'oncle Fernand.

Devant la niche de Stop qui dormait aussi d'un profond sommeil, je m'immobilisai quelques instants et sans me faire entendre par ma tante et mes cousines, je lançai une succession de miaulements et de grognements jusqu'à ce que le chien sursaute et se mette sur ses quatre pattes. Puis je projetai, sur le mur derrière la niche, des objets à ma portée en excitant le chien qui, n!en pouvant plus, se mit à aboyer si fort et si longtemps que l'oncle Fernand en fut réveillé. Il sortit de sa chambre furieux, vêtu d'un simple slip, traversa la pièce voisine sans nous regarder et fit taire le chien qui, obéissant, alla se coucher tandis que son maître alla se recoucher. Entre temps, je m'étais assis autour de la grande table et, avec un visage d'innocent, je dégustai avec mes cousines les bonbons aux carottes que venait de préparer ma tante.

Roger revint enfin déposer chez lui la vaisselle rincée et la gamelle de Stop et, sans prendre le temps de partager quelques instants autour de la table, m'entraîna vers l'extérieur de la maison afin de soulager tout le monde de ma présence qui, à tout instant, pouvait entraîner des débordements. En repassant dans la cour devant les cabinets, fermés chacun par une porte juste assez haute pour cacher l'occupant mais pas assez pour le soustraire au regard des curieux, je remarquai le haut d'un pantalon. Celui-ci était placé à cheval sur le bord supérieur de la porte de manière à ce que la partie visible de l'extérieur signale la présence du poseur de culottes et par conséquent l'occupation des lieux.

Je ne pus résister à cette tentation et, m'approchant lentement, j'arrachai le pantalon de son support et le déposai contre le mur d'en face, à côté de la porte d'entrée de Paul et Annonciate. La victime était un voisin du premier étage, très porté sur la bouteille et qui, ce jour, devait faire sa vidange avant de refaire le plein. Il proféra des paroles menaçantes avant de ressortir une main devant et une main derrière, cachant ses bijoux de famille et son train arrière. Il récupéra son pantalon et l'enfila rapidement sous les rires des locataires du rez-de-chaussée qui, intrigués par le vacarme, étaient sortis sur le palier de leur porte. Puis il grimpa quatre par quatre l'escalier qui le conduisait au premier et, arrivé devant chez lui, se pencha a la balustrade du balcon pour invectiver tous les spectateurs de sa mésaventure qui riaient encore dans la cour.

Quand son regard se posa sur moi, le rythme de ses injures redoubla car, pour lui, je faisais partie des coupables présumés. Pensant qu'il m'accusait sans preuves, je jouai les innocents révoltés par une injustice et je lui donnai la réplique en injures. Je commençai par les jurons habituels bônois où le père, la mère, les morts, les bises, les os, etc... y passèrent puis j'en lançai une deuxième vague, cette fois en arabe.
Mon vocabulaire était si riche en ce domaine que le bec de mon interlocuteur fut cloué, abasourdi par l'avalanche verbale qui venait de déferler sur lui. Inutile de dire que tous les voisins du premier étage, sortis de leur sieste par les éclats de voix, étaient accoudés sur la balustrade, essayant de me calmer mais en vain. C'est alors que, toujours au premier, une porte s'entrouvrit laissant apparaître un monsieur corpulent qui se déplaçait en s'aidant de béquilles. Il s'agissait de monsieur Lahache, un mutilé qui avait perdu une jambe au cours de la dernière guerre. J'avais du respect et de la considération pour lui et son apparition suffit à me faire taire. Pour me rendre utile, il me confia la mission de lui ramener une calèche avec son cocher pour le transporter chez des amis demeurant près du Cours Bertagna.

Sortant de la cour pour réaliser la seule bonne action de la journée, je m'empressai de ramener illico presto la calèche que j'allai quérir sur la place de l'église Sainte-Anne, située près de l'extrémité de la rue du 14 juillet.

De retour au numéro 13, Roger, qui avait disparu pendant l'épisode du pantalon, m'attendait devant la porte pour m'éviter de retourner dans la cour et de récidiver mes exploits. Nous nous éloignâmes de son domicile pour nous rendre rue Sadi Carnot devant l'école. Là, un marchand ambulant de figues de barbarie attendait les clients. Il était seize heures et je commençai à avoir une petite faim après toutes ces péripéties. J'invitai donc Roger à la dégustation et nous nous plaçâmes chacun à l'une des deux extrémités de la carriole du marchand afin de désigner de l'index la figue convoitée.

Le marchand la saisissait avec deux doigts posés délicatement entre les petites touffes de poils épineux puis l'épluchait avec un canif en répétant les mêmes gestes : une entaille dans la peau dans le sens de la longueur, puis une découpe de deux rondelles de part et d'autre. Lorsque la chair granuleuse verte, jaune, orange, violette apparaissait, nous nous emparions du fruit en le saisissant avec les deux doigts. Après avoir avalé une douzaine de figues à nous deux, il fallut passer à la caisse et, ce jour-là, ni Roger ni moi n'avions un centime en poche. D'un commun accord, nous fîmes semblant de fouiller dans nos poches tout en comptant jusqu'à trois. A trois, nous nous sauvâmes en courant dans des directions opposées, l'un vers la route de Bugeaud, l'autre vers l'entrée de la Colonne. Le marchand, ne pouvant abandonner son étalage, n'essaya pas de nous poursuivre. Il exorcisa sa colère en nous jetant toutes les malédictions qu'il pouvait imaginer.

De retour dans la rue du 14 juillet, nous nous engouffrâmes dans un terrain vague dont je n'ai jamais su écrire le nom (cour de Guette ou cour d'Huguette) et dans lequel étaient stationnées des charrettes qui nous rappelaient les chariots de la conquête de l'ouest américain. Aussi, étaient-elles le siège de nos jeux d'enfants où les héros étaient les Cow-boys et les méchants, les Indiens. En compagnie des jeunes de notre âge habitant le quartier, nous organisions de véritables scènes de western. Certains, dont Roger, jouaient les Cow-boys en prenant place sur la charrette, l'un d'eux à la place du cocher, et les autres derrière en simulant un revolver avec leur main, l'index en avant et le pouce vers le haut. D'autres, comme moi, jouaient les Indiens en entourant la charrette et en poussant des cris de guerre tout en lançant divers projectiles sur les infortunés Cow-boys qui ne pouvaient que répliquer en faisant d'inoffensifs "bing-bang" avec leurs bouches.

Une petite carriole tractée par un cheval s'arrêta près de nous. Le cocher descendit, tenant un fouet dont la lanière était nouée en forme de lasso. Sur la carriole, une cage en bois d'un mètre cube de volume environ, avec une porte constituée de barreaux métalliques et fermée par une simple targette. A l'intérieur de la cage, deux toutous apeurés pleuraient en poussant des cris aigus qui nous arrachaient le cœur. C'était la fourrière municipale qui venait faire sa rafle hebdomadaire de chiens errants dans le quartier. Le cocher, pressenti aussi pour capturer les chiens, commença à parcourir la rue du 14 juillet à pas de velours avec son fouet lasso dissimulé derrière son dos. Dès qu'il vit un chien qui gambadait devant la porte du domicile de ses maîtres, il s'approcha lentement derrière lui pour mettre en application sa stratégie de capture qui ne laissait aucune chance au pauvre animal.

Les Cow-boys et les Indiens décrétèrent alors la trêve et s'unirent pour combattre leur ennemi commun, l'exterminateur de chiens. Les Indiens coururent vers le chien en danger en poussant leurs cris de guerre. Le toutou alerté par ce vacarme se retourna et vit l'homme au lasso sur le point d'agir. Il lui fila entre les jambes et ne revint dans le quartier qu'à la tombée de la nuit. Les Cow-boys, eux, étaient restés près de la cage-fourrière et, entre temps, avaient libéré les deux pauvres toutous qui leur témoignaient leur reconnaissance en les léchant abondamment. Il fallut les entraîner hors du quartier pour qu'ils consentent à quitter leurs libérateurs. La fourrière et son cocher repartirent bredouilles et s'en allèrent sévir vers d'autres quartiers où les toutous n'avaient pas de protecteurs.

En fin d'après-midi, je décidai de regagner mon domicile afin d'être présent avant le retour de mon père. Pour me permettre de raccourcir la durée du trajet, Roger me prêta sa voiture à roulements, moyen de locomotion très à la mode chez les enfants de Bône jouant dans la rue. Il s'agissait en fait d'une simple planche en bois de cinquante centimètres de large sur presque un mètre de long, équipée de deux petites roues à roulements à billes à l'arrière, et de deux roues avant, toujours à roulements, solidaires d'une sorte de petit guidon permettant de changer de direction.

Roger avait mis plusieurs mois pour réunir les pièces et réaliser le montage de son véhicule. Très débrouillard, il récupérait minutieusement et avec patience, tout ce qui pouvait servir à sa fabrication, et sans sortir un seul centime de sa poche. Autant dire qu'il tenait à sa voiture à roulements et, en me la prêtant, il faisait un sacrifice parce que c'était moi, mais peut-être aussi pour m'inciter à quitter plus vite le quartier. Je me plaçai sur la ligne de départ, devant le numéro 13 rue du 14 juillet, sous les regards soulagés de Chaouche et d'un locataire du rez-de-chaussée. Hélas, la voiture n'avait pas de moteur et il fallait utiliser sa propre énergie pour la mettre en mouvement.

Je courus sur une cinquantaine de mètres, le buste penché en avant et tenant le guidon de la voiture d'une main pour qu'elle acquière de la vitesse. Je me jetai ensuite à genoux sur la planche qui, grâce à l'élan que je lui avais communiqué, roula sur une vingtaine de mètres avant de s'arrêter. En recommençant la manœuvre cinq à six fois, je parvins sur la rue Sadi Carnot, à l'angle de la rue Docteur Mestre où se situait la salle de répétition de la société musicale "les enfants de Bône". Accroupi sur ma planche à roulements, je vis mon père bavarder avec ses collègues musiciens en tenant le guidon de son vélo d'une main, ce qui signifiait qu'il s'apprêtait à partir. Je n'avais plus qu'une solution pour arriver avant lui à la maison et surtout pour éviter qu'il ne m'aperçût dans la rue, sur un moyen de locomotion peu conforme aux normes de sécurité routière. Je m'accrochai donc à la première calèche qui passa en direction de la place Marchis.

Je me positionnai entre les deux roues arrières, à genoux sur la planche, une main tenant le guidon, l'autre main serrant fort une barre métallique de la calèche. Sous les regards médusés des passants de la Colonne découvrant un passager clandestin derrière la calèche, je me retrouvai ainsi au niveau du square Randon. Là, j'espérai fort que mon voyage se poursuive rue Bugeaud pour me rapprocher de mon domicile mais hélas, la calèche tourna à droite et se dirigea vers le marché arabe, pas loin de la sous-préfecture. Ce n'était pas le plus court trajet pour rejoindre le début de la rue Mesmer mais je connaissais parfaitement le chemin ; je ne lâchai pas prise et toujours accroché à l'arrière, je parcourus encore une centaine de mètres. C'est à ce moment que ma planche à roulements heurta un pavé qui dépassait de la chaussée. Elle fit une pirouette et retomba sous la roue gauche de la calèche, qui la fracassa. En même temps, mes genoux glissèrent sur le sol rugueux qui décapa leur peau jusqu'au sang.

Le cocher stoppa la course des deux chevaux qui tractaient la calèche et descendit pour constater les dégâts. Lorsqu'il m'aperçut, il ne prononça pas une seule parole de remontrance. Il paraissait très préoccupé par mes blessures aux genoux et me proposa de me raccompagner chez moi. Je ne me fis pas prier pour accepter cet aimable service et, dans ma précipitation, j'oubliai de récupérer les débris de la voiture à roulements, au moins pour en récupérer les pièces. Arrivé à mon domicile, après avoir nettoyé et désinfecté mes genoux, je m'assis dans la cuisine, les pieds sous la table. Mon père rentra un quart d'heure après moi et ne soupçonna aucun indice de mon insolite accident de la circulation.

Le lendemain, c'est avec les jambes bandées et en boitant légèrement que j'arrivai à nouveau devant le 13 rue du 14 juillet. Chaouche, qui ce jour-là était bien réveillé, s'approcha de moi avec un air compatissant pour me demander ce qui m'était arrivé. Il laissa cette fois sa porte arrière ouverte à mon passage car il savait que j'étais provisoirement neutralisé. En effet, il ne se passa rien ce jour-là dans la cour des miracles du numéro 13 de la rue du quatorze juillet.


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