N° 80
Janvier

http://piednoir.net

Les Bords de la SEYBOUSE à HIPPONE
1er Janvier 2009
jean-pierre.bartolini@wanadoo.fr
LA SEYBOUSE
La petite Gazette de BÔNE la COQUETTE
Le site des Bônois en particulier et des Pieds-Noirs en Général
l'histoire de ce journal racontée par Louis ARNAUD
se trouve dans la page: La Seybouse,
Les dix derniers Numéros : 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79,
  La Cathédrale Abandonnée      
de M. Jerry Pimson

EDITO

2008 est fini - 2009 est là tout neuf. !


        Chers Amis,

        Avec cette nouvelle année qui commence, faisons le vœu que le monde tourne plus rond que d'habitude et qu'elle apporte à nos communautés, en plus de la paix, toutes les reconnaissances qui leurs sont dues.
        Chacun a les revendications qui lui sont propres et respectons les tant qu'elles sont des domaines du respect, de la vérité, de la justice égalitaire, de la pacification, de la vie sociale et familiale.

        Espérons que cessent les querelles inter et intra communautaires afin que chacun retrouve la sérénité nécessaire pour affronter les réalités quotidiennes qui nous attendent.

        Souhaitons à tous ceux qui le désirent, de revoir la terre qui les a fait naître ou celle de leurs ascendants. Ces retrouvailles ou découvertes sont toujours des moments de grande joie même si quelquefois, de la tristesse passagère vient ternir ce bonheur car les années ont passées et c'est normal que les visions actuelles ne correspondent pas tout à fait à celles d'antan.
        Je ne blâmerai pas ceux qui ont tiré un trait sur leur pays ou qui pensent l'avoir fait. Chacun à sa liberté de penser et d'agir et je suis le premier à la respecter en espérant qu'ils en fassent de même pour les autres.

2009 annonce l'arrivée de trois nouveaux Ans en même temps :
l'An Berbère, l'An Grégorien, et l'An Hedjirien,
et comme me l'a souhaité un ami algérien je vous dis :
Trois Fois Bonne Année.
Meilleurs vœux de santé, bonheur, prospérité, sérénité.
Amitié et fraternité.

Jean Pierre Bartolini          

        Diobône,
        A tchao.


Noëls de Bône et d'Algérie
De J.P. Bartolini

Noëls de nos dix ans
Entourés de nos parents
Devant un poêle à bois
Et un goûter de p'tits rois.

Petit papa Noël, nous chantions
Dans nos têtes, nous pensions
Petit papa Noël, vas-tu nous apporter
Les jouets que l'on t'avait commandés.

Petit papa Noël, tu es passé
Nous avons trouvé dans nos godasses
Des dattes, une orange, une calebasse
Petit papa Noël, et nos jouets!

Noëls d'aujourd'hui, faits de necs et tchaklala
Ne valez pas nos pauvres Noëls de là-bas
Les modestes présents trouvés le matin,
Etaient pour nous, gamins, un précieux butin.

Noëls d'aujourd'hui fêtés dans l'abondance,
Ne valez pas ceux de notre enfance,
Les pins n'étaient pas bien fournis
En guirlandes, boules et bougies.

C'étaient pas des Noëls où l'on faisait ripaille
Seulement, éblouis par l'attrait des cadeaux !
Mais des Noëls fraternels où même "sur la paille"
On s'offrait de la joie et l'on se tenait chaud !!

Quelques années après l'exode, les Noëls suivants
Quoique plus fastueux, somptueux et plus abondants
Avec des réveillons toujours en famille
On repense encore à nos guenilles.

Aujourd'hui malgré le bonheur évident
De profiter du dur labeur des parents
Notre coeur gardera encore très longtemps
Le souvenir heureux, de ces Noëls d'antan !

Jean Pierre Bartolini  


Les gaîtés d'une élection.
N° 10 de mars 1951, page 11
de M. D. GIOVACCHINI
Envoyé par sa fille

  
        Une élection est riche d'enseignements. Il n'y a pas de meilleure occasion pour analyser tous les aspects de l'âme humaine. L'homme se révèle visiblement dans toute sa beauté ou dans toute sa laideur.
        Sans poser la moindre question, vous lisez dans les yeux du premier citoyen que vous rencontrez tout ce que vous voulez savoir. L'emploi des mouchards est inutile.

        Il y a le carabinier qui est payé pour faire du bruit en assurant ses petits frais journaliers. Il y a les chefs carabiniers qui prélèvent une part du prix de revient de " leurs hommes ".
        Il y a ceux qui attendent une prime ", absolument comme des veaux en foire.
        Il y a l'ingénu qui vous tient le propos suivant : " Oh ! Moi, je ne veux rien, c'est seulement pour payer l'apéritif aux copains ". En réalité, il boit à sa seule santé et le besoin de se désaltérer prend fin le lendemain même de l'élection.
        Il y a le bavard qui alerte tout le quartier par ses excès de zèle et qui porte préjudice à la cause commune.
        Il y a " l'important " qui joue au premier rôle. La veille, il n'était que quémandeur. Le jour du vote il attend qu'on le supplie : il sait qu'il est Souverain.
        II y a le méfiant et le jaloux qui se jugent plus utiles et moins bien " payés " que le mercenaire d'en face.

        Ah ! Si LA BRUYERE pouvait passer à la Place d'Armes et fixer pour la postérité les traits de tous ces pauvres êtres qui ne savent même plus avoir honte

        En revanche, on éprouve des joies fort pures en serrant des mains franches et propres. Il y a des humbles qui refusent même toute récompense et même le moindre secours. Il y a ceux qui y vont de leur personne et de leurs deniers.
        Il y a ceux qui ne jouent pas au " m'as-tu-vu ", qui font leur travail en silence, n'imitant pas les hâbleurs qui prétendent disposer de 10, 20, 30 électeurs et plus....
        Il y a la foule des braves gens qui accomplit son devoir sens esclandre et sans forfanterie.

        Sur 7.000 votants que compte environ cette circonscription, l'argent des candidats ou de leurs supporters ne circule que dans les mains de trois ou quatre cents individus. Une cinquantaine le dépensent utilement. Quant aux autres...
        Mais les mauvais éléments ne sauraient faire oublier la grande majorité de ceux servant honnêtement l'amitié ou l'idée.

        Il faut rendre hommage à ceux qui ne monnayent pas leurs suffrages. Et ils sont nombreux.

***
 

SAINT - SAENS ET LES " BARBARES "
BÔNE son Histoire, ses Histoires
Par Louis ARNAUD

        La Porte de la Marine située entre l'Hôtel de la Subdivision et les bâtiments de la Manutention, était certainement la plus ancienne des Portes de la Ville.
        Elle s'ouvrait exactement en face de l'immeuble de la Marine Nationale où se trouvent encore les bureaux de l'Administrateur de la Marine.
        La pente de la rue Fréart aboutissait donc contre le pan de mur qui la séparait de la manutention militaire.
        Cette particularité fit qu'un pauvre jeune homme emporté par le poids du camion qu'il traînait en descendant trop rapidement la rue Fréart, vint s'écraser littéralement contre ce pan de mur.
        Une grande croix noire, tracée au coaltar, a, jusqu'à la démolition de la Porte, rappelé le souvenir et l'endroit de cette horrible mort.
        Il est évident que si la Porte de la Marine avait été placée dans l'axe de la rue Fréart, cet accident ne se serait pas produit.

        Avant l'arrivée des Français, la ville ne communiquait avec la mer que par une porte située au-dessous de la Mosquée de Sidi-Mérouane et tournée vers l'est, vers le mouillage des Cazarins. Cette porte s'appelait " Porte de la Mer ".
        En 1838, la " Porte de la Mer " fut supprimée et remplacée par la " Porte de la Marine ", qui fit face au sud, donnant sur un petit bout de quai qui devait devenir plus tard notre Quai Warnier de la petite darse.

        La Place du Général Faidherbe était, elle aussi, appelée Place de la Marine, nom sous lequel elle était encore désignée, il y a relativement peu de temps, alors que son vrai nom était " Place du Commerce ".
        Le Général Faidherbe n'a commandé la Subdivision que de 1867 à 1870. C'est de Bône qu'il est parti pour aller commander l'armée du Nord.

        Cette Porte de la Marine avait été entièrement reconstruite sur l'emplacement de l'ancienne, en 1868, au moment de l'établissement de la nouvelle enceinte. C'est ce qui expliquait qu'elle fut du même modèle que les autres portes de la Ville.
        Elle en différait cependant en ce qu'elle n'offrait qu'un seul et unique passage à la circulation qui d'ailleurs, n'avait jamais dû être bien intense, comme véhicules, en cet endroit de la Ville.
        En avant de la porte, côté du Quai, elle était encadrée par deux vieux canons, provenant de la Casbah des Turcs, fichés en terre, la culasse en l'air.

        Le mur qui la rejoignait, de l'autre côté de la Subdivision, suivait autrefois la mer qui venait battre contre lui, et servait de clôture à la Manutention et à l'Arsenal militaire.
        La construction du quai de la petite darse permit de gagner, au moyen de remblais, du terrain sur la mer, en avant de ce mur d'enceinte.
        Sur ce terrain gagné, les Compagnies de Navigation et de petites industries se rattachant au port, s'étaient empressées d'installer dans des baraquements de bois leurs bureaux et leurs ateliers.
        Tout à fait à l'extrémité de la rue du 4 Septembre et derrière l'Arsenal dont l'entrée était dans la rue du même nom, aujourd'hui rue Capitaine Génova, il y avait jusqu'en 1909, les bureaux de la Compagnie générale Transatlantique logés dans un coquet pavillon de bois verni élevé d'un étage.
        Immédiatement après, en remontant vers la Porte de la Marine, étaient les bureaux de la Compagnie de Navigation Mixte, " La Touache ", comme on disait sur les quais, dont l'agent fut pendant de très longues années, M. Peclat-Maunder.
        Puis venaient des ateliers de charpentiers de marine, rudimentairement édifiés, travaillant à la construction de barques de pêche, jusque sur la chaussée.

        On rejoignait, ainsi, après avoir contourné un angle, la Porte de la Marine.
        De l'autre côté de la rue qui passait sous la Porte, et, sur l'alignement des autres Cies Maritimes, se trouvait l'Agence de la Société des Transports Maritimes à vapeur que dirigeait M. Antoine Teddé.
        En 1909, la construction du Palais Consulaire, transforma complètement le quartier.
        L'arsenal disparut pour faire place au Palais Consulaire, la poissonnerie fut transférée à la Place d'Armes et les baraquements de bois furent impitoyablement supprimés.

        Mais la Manutention vétuste, incommode et affreuse, est toujours à sa place.
        Quand disparaîtra-t-elle ?
        Elle constitue dans le quartier une véritable verrue qui paralyse son aménagement définitif, et empêche le prolongement de la rue St-Louis, jusqu'au port.
        Elle semble, hélas... avoir la vie dure.
        Les obus du cuirassé allemand " Breslau ", qui bombarda Bône le 4 août 1914, l'avaient bien quelque peu endommagée, mais ce ne fut que pour lui donner le droit de tirer une certaine fierté d'avoir reçu, avec l'angle du Palais Calvin, voisin, les tout premiers obus de la guerre 1914-1918.
        Souhaitons que cet honneur ne permette pas un jour, de lui conférer le titre de Monument historique qui la rendrait définitivement intouchable.

        La Porte de la Marine, en même temps que l'Arsenal, a terminé sa longue existence.
        Mais avant que disparut cette Porte, plus que centenaire, un immeuble à deux étages, d'allure très correcte, avait été construit à l'angle de la rue qui venait de la place Faidherbe en passant sous cette Porte et de la rue, le long de laquelle étaient les Compagnies Maritimes, sur l'emplacement même des encombrants et disgracieux ateliers des charpentiers de marine enfin délogés,
        Cet immeuble eut pour première destination, l'exploitation d'un hôtel meublé, venu là, comme pour s'offrir aux voyageurs débarquant sur le quai voisin.
        Cet hôtel avait pris pour enseigne le nom de son glorieux voisin, le Général Faidherbe, et il était tenu par un ancien Directeur de la Pépinière et des jardins de la Ville, nommé Précastel, personnage replet et blond, très bavard, mais aimable et sympathique.
        Mais ce n'est pas à cause de cet horticulteur diplômé que cet hôtel, de second ordre, mérite d'être signalé à l'attention des Bônois.
        C'est pour une autre raison, bien plus haute.


Le quai Warnier et l'Hôtel Faidherbe (A droite)

        Saint-Saëns occupa pendant trois hivers la chambre d'angle du deuxième étage où il composa entièrement son chef-d'oeuvre : " Les Barbares ".

        Cet hôtel abrita, en effet, pendant trois années consécutives, tout au début de ce siècle, l'illustre compositeur Saint-Saëns qui a composé entièrement sa tragédie lyrique : " Les Barbares " dans la chambre d'angle, du second étage qu'il occupait.

        Au-dessous de la demeure de ce Dieu de la Musique, dans le café l'Aveyron, situé au rez-de-chaussée de l'immeuble, des marins du port, des dockers et des pêcheurs ont eu le bonheur d'entendre, avant les Parisiens, les accords, les mélodies, les grands airs, qui devaient dans l'hiver de 1902, remporter un si grand succès à l'Opéra de Paris.

        Pendant qu'il était à Bône, au début du printemps de la même année 1902, Saint-Saëns, avait eu l'occasion d'assister à une grand'messe à la Cathédrale.
        Mais c'est à la tribune d'orgues et tout près, sinon au milieu, des musiciens et chanteurs qui prêtaient leur concours à cette solennité religieuse, qu'il était venu.
        Il avait gravi ce vilain et sombre escalier de pierre en colimaçon pour mieux juger l'exécution des andante et autres symphonies de Haydn ou d'un autre musicien religieux qui avaient été annoncés dans la presse locale.
        Il suivait très attentivement cette exécution lorsqu'il perçut, à certain moment, que le choeur faiblissait et qu'il n'était plus dans le mouvement.
        D'instinct, il se rapprocha des chanteurs et mêla sa voix chaude et vibrante et bien assurée, à la leur, et leur imposant sa maîtrise, leur redonna le ton, la cadence et l'ampleur.
        Le chef d'orchestre n'avait pas bronché, mais il avait parfaitement compris combien l'intervention du Maître avait été utile à ses exécutants.
        Il tira vanité, de façon tout à fait imprévue, de cet heureux incident.
        Il répétait, plus tard, en effet, en n'importe quelle occasion, qu'il avait eu sous sa baguette de chef le grand musicien Saint-Saëns, en personne, comme simple exécutant.

        Pourquoi Saint-Saëns avait-il choisi Bône pour écrire la musique des " Barbares " ?
        Etait-ce parce qu'il avait pensé que la beauté du site et son harmonieuse nature l'aideraient à la création des mélodies et des grandes phrases musicales ?
        Etait-ce à cause du souvenir des Vandales, ces autres Barbares, qui avaient saccagé Hippone, quinze siècles auparavant, et dont l'évocation aurait pu servir son inspiration ?
        Etait-ce, tout simplement parce qu'il avait une prédilection marquée pour notre Algérie, où tout était beau, simple, grand et naturel, et qu'il sentait que sur cette terre Divine, s'épanouissaient pleinement son être, sa pensée et son âme ?

        Certes, il aimait l'Algérie qu'il connaissait bien ; il aimait tout ce qui venait d'elle ou vivait sous son ciel.
        Georges d'Esparbes, dans son beau livre, la " Légion Etrangère ", rapporte qu'un jour, sur le quai du port d'Oran, au moment de s'embarquer pour la France, Camille Saint-Saëns, eut un moment d'hésitation, s'arrêta et parut vouloir revenir sur ses pas.
        En l'entendant murmurer " La Légion Etrangère "... " son orchestre "..., on comprit qu'il aurait voulu, avant de quitter le sol algérien, aller jusqu'à Sidi-bel-Abbès.

        C'était un regret. C'était aussi un hommage à la Légion Etrangère, et aussi à l'Algérie.
        Et d'avoir choisi Bône pour écrire en entier sa partition des " Barbares ", y être revenu pendant trois années consécutives, de 1900 à 1902, n'était-ce pas un hommage qu'il rendait à notre Ville ?
        II était utile que le souvenir du Génie de la musique que fut Saint-Saëns, et de son chef-d'oeuvre " Les Barbares ", fut évoqué à l'occasion de cette ancienne Porte de la Mer près de laquelle il vécut pendant trois ans, dans un modeste hôtel, construit presque sur le lieu même où furent lâchement assassinés, en octobre 1831, le Commandant Huder et son Adjoint, le Capitaine Bigot, par d'autres barbares.

*******


A l'Aube de l'Algérie Française
Le Calvaire des Colons de 48
                                       Par MAXIME RASTEIL (1930)                                       N° 25

EUGÈNE FRANÇOIS
Mon ancêtre

Quoi de plus louable que de partir à la recherche de ses ancêtres !
Découvrir où et comment ils ont vécu !
La Bruyère disait : " C'est un métier que de faire un livre. "
Photo Marie-Claire Missud
J'ai voulu tenter l'expérience de mettre sur le papier après la lecture d'un livre sur "les Colons de 1848" et le fouillis de souvenirs glanés dans la famille, de raconter la vie de ce grand homme, tant par sa taille que par sa valeur morale, de ce Parisien que fut Eugène FRANÇOIS né à Meudon en 1839, mort à Bône en 1916.
Tout a commencé lors de l'établissement d'un arbre généalogique concernant le côté maternel de notre famille : arrivé à notre ancêtre : qu'avait-il fait pour qu'une "Rue" de ma jolie ville de "Bône la Coquette", porte son nom dans le quartier de la Colonne Randon ?
Tout ce que j'ai appris, j'ai voulu le faire découvrir tout simplement comme d'autres ont écrit sur nos personnalités et grandes figures Bônoises !
Pour qu'aujourd'hui, on n'oublie pas ce qui a été fait hier !...
Marie Claire Missud-Maïsto

DEUXIÈME PARTIE
1830-1848

LA VOIE DOULOUREUSE


         Avaient-ils réellement besoin de quitter la France, faute de travail assuré ou rémunérateur, ces Parisiens naïfs ou aventureux qui s'en vinrent en gibus ou demi gibus coloniser le village de Mondovi et aussi tant d'autres villages?
         Il n'y paraît d'aucune sorte.
         Dans ses souvenirs, le " grand Eugène " nous a montré son père gagnant largement sa vie avec les siens qui besognaient tous et apportaient à la maisonnée de jolis salaires.
         A côté d'eux, le soir de leur arrivée, sous la même tente peut-être, il y avait là également les Daguet. Au début de l'année 1848, le père Daguet, artisan de premier ordre, était encore maître-ébéniste au garde-meuble de la Maison du Roi, et son épouse lingère et femme de chambre de la Reine, emplois qu"ils allaient perdre, sans doute, mais dont les ex-titulaires ne pouvaient être en peine de trouver l'équivalent.

          Chez les Roulleau, on tenait un débit de vins fort achalandé. En surplus, le mari gagnait gros d'argent comme employé dans une entreprise de malle-poste.
         Rivaud était connu comme officier de l'Empire. Dans le ménage Puchot, l'homme exerçait la profession d'imprimeur et la femme s'affichait couturière. Beaucoup étaient artisans, maraîchers ou cultivateurs dans la grande banlieue.
         Mêmes situations sortables, lucratives ou avantageuses en ce qui concerne les membres des autres familles émigrées dont je transcris les noms au courant de la plume, savoir : les Verdier, les Marange, les Charry, les Bizot, les Gravier, les Meynier, les Taine, les Cyprien, les Touroude, les Gautier, les Ferrand, les Fauvet, les Jalby, les Lofe, les Warion, les Bidault, les Cornu, les Valet, les Bonnet, les Pigeon, les Mouton, les Troublet, les Cochet, les Carot.

          Est-il besoin de citer encore les familles Haumet, Dupont, Tavernier, Pommier, Aubry, Dagas, Monvarin, Jugue, Ferrand, Girard, Gambillet, Grégoire, Partida, Hersant, Demonchy? (1)

          Etaient-ce là des malades politiques ou des sans-travail exaspérés? Non, certes, mais des citoyens et des citoyennes de souche la plus saine et la plus pure - leurs noms l'indiquent assez, - de bonnes gens du terroir de l'Ile-de-France, de moeurs douces, de caractère paisible, possédant les fortes qualités de la race.
         Des inquiets, des apeurés, des curieux de l'au delà méditerranéen, c'est possible pour quelques-uns ; mais, en général, dans ces différents milieux, ce ne fut certainement pas pour s'évader d'un état voisin de la misère que l'on accepta de prendre la route de l'exil. La vérité, c'est que les hommes furent surtout séduits par l'attirance du contrat offert, lequel leur faisait espérer trois choses précieuses entre toutes ; la propriété, l'indépendance et la fortune.

          Mais, ainsi que cela devait se produire chez les François et dans beaucoup d'autres familles en instance de départ, les femmes, mères, épouses ou filles, ne partagèrent pas toutes, il s'en faut, cet enthousiasme irréfléchi. Elles s'étonnèrent, gémirent, supplièrent, refusèrent de s'associer aux risques de cet inconnu, et il est aisé d'en conclure que si elles firent preuve d'une résistance aussi tenace devant la volonté du maître, souvent ému par leurs larmes, c'est qu'elles possédaient des parents, des amis, un métier, un foyer où il était doux et facile de vivre.

          Que diable ! on n'abandonne point une ville aussi fertile en ressources et en agréments que l'est Paris, lorsqu'on y est né et que l'on y a toujours vécu, pour courir les lointains hasards de l'existence coloniale.
         Et pourtant, au début de décembre 1848, alors que l'irréparable est accompli, ces Parisiens et ces Parisiennes du peuple, qui ont dit adieu à leur intérieur propre et confortable pour devenir colons, vont se retrouver entassés pêle-mêle sous des tentes de soldats, perdus dans la morne solitude du bled algérien.

          C'est la pleine nuit et elle est affreuse en ce brutal commencement d'hiver où le vent hurle à travers des trombes de pluie pareilles à un déluge. Froid, humidité, saleté excrémentielle, alimentation douteuse, isolement, les voilà exposés aux pires souffrances physiques et morales.
         Il leur faudra attendre une accalmie des éléments furieux pour édifier des gourbis informes avec les perches, les roseaux et le diss coupés en toute hâte le long de la Seybouse qui roule ses eaux limoneuses entre les déchirures de ses berges ravagées.
         Et avant que l'Administration soit en mesure de construire les baraquements promis, ces déracinés seront contraints de vivre comme cela des jours nostalgiques succédant à des nuits lamentables.

          Les privations, l'insalubrité, le découragement et la maladie viendront alors les surprendre. Brusquement, après un hiver passé sous des torrents d'eau et de boue, le soleil deviendra leur ennemi. Ils se traîneront, hâves et amaigris par la fièvre, et, soudain, le choléra fera parmi eux son apparition hideuse et foudroyante.
         L'hôpital de Bône ne suffisant pas à les recevoir, on construira un lazaret à proximité du village. Pour leur épargner la peur, l'effroi et la panique, on leur ordonna de danser…

          Extravagants subterfuges ! Ils danseront chaque nuit dans une misérable auberge enfumée, ils paieront le violoneux, et pour presque tous ou toutes, le dénouement de cette danse macabre sera la mort, la mort, la mort.
         Ah ! combien terrifiantes et tragiques ces heures où la terre algérienne, inculte et délaissée, ne sera labourée que par des cercueils !

(1) La famille Pavet, qui a joué un rôle de premier plan à Mondovi, ne devait y arriver isolément qu'en 1854.


A SUIVRE       
Merci à Thérèse Sultana, et Marie-Claire Missud/Maïsto, de nous avoir transmis ce livre de Maxime Rasteil qui a mis en forme les mémoires de son arrière grand-père Eugène François.
Elle a aussi écrit un livre sur lui.
J.P. B.

La Messe et le Paradis.
Envoyé Par Michèle Raphanel



     Une petite pièce de 20 centimes vient de mourir
     Après une vie exemplaire, elle monte au paradis, un peu inquiète du sort que lui réserve Saint Pierre.
     En arrivant, elle est accueillie chaleureusement par tous les anges et Saint Pierre en personne l'embrasse et l'installe sur le plus beau nuage du Paradis.
     On la traite comme une reine, elle-même ne comprend pas ce qui lui arrive.

      Peu de temps après, c'est un billet de 500 qui passe l'arme à gauche.
     Le voilà aussi au paradis.
     Mais l'accueil est nettement plus froid et Saint Pierre lui montre un discret petit nuage en lui disant que sa place est là.
     Lui, le billet de 500, est laissé de côté et personne ne s'occupe de lui, alors que pour la pièce de 20 centimes, tout le monde se met en 4.

      Quelque temps plus tard, le billet de 500 n'y tenant plus, demande à parler à Saint Pierre :
     " Saint-Pierre, comment se fait-il que la pièce de 20 centimes soit traitée comme une reine et que moi, le billet de 500, je sois mis de côté ? "

      Et Saint Pierre lui répond :
     « Toi, ta gueule. On t'a jamais vu à la messe ».



La parade de la "Kémia"
Extrait du livre de Jean BRUNE : Bâb-El-Oued)
Trait d'Union N° 46, janvier 2000

        Quand on ne se soucie plus de l'origine d'un mot, c'est qu'il a pris sa place dans la langue... accédant à la dignité de substantif, il a reçu son bâton de maréchal et ses lettres de noblesse.
        Ainsi en est-il du mot "kémia". L'Académie lui servira une place n'en doutons pas, quant au bout de sa longue patience elle abordera - vers l'an 5000 - la discussion de la lettre "K".
        Mais il est encore temps d'en fixer l'histoire. D'où vient le mot "kémia" ?

         M. le professeur Berger-Vachon, arabisant distingué, m'a expliqué que le verbe "kem" exprimait, en arabe, le geste des fumeurs de narghilé qui se passaient la pipe de bouche en bouche pour en tirer une petite "bouffée".
        Puis le mot "kem" a pris le sens de petite chose... et par extension dans le grand passage des langues qui a présidé à la naissance de Bâb-El-Oued, le mot "kem" a été appliqué aux "petites choses" que l'on mangeait dans les bars avec l'apéritif. Enfin, le mot a été "latinisé". II est devenu "kémia".
        La multitude des soucoupes alignées sur les comptoirs des cafés de Bab-El-Oued, et remplies d'un assortiment hétéroclite de "petites choses" comestibles, a toujours éveillé confusément dans mon esprit l'image des baraques des forains dont les rayons croulent sous des vaisselles entassées.
        Ici le plaisir du palais se double de la joie des yeux, la longue file des "kémia" alignées compose un accord riche en couleurs, une gamme somptueuse au milieu de laquelle triomphent les jaunes vernissés des tramousses, les noirs veloutés des olives, les rouges corail des sauces où baignent les escargots, les gris feutrés des fèves, l'argent cru des sardines patinées par l'huile bouillante, l'ocre fané des moules posées au fond de l'écrin noir de leur coquille et les verts durs des crudités.
        Le buveur passe. II cueille quelques notes dans la gamme selon ses goûts, ses habitudes ou ses caprices... et il s'en va.
        La "kémia" fait partie des choses que le patron lui doit avec l'affabilité, c'est le bonjour silencieux du comptoir.

         La kémia c'est le "broumitche" indispensable avec lequel on prend ce gibier difficile qui s'appelle le buveur.
        On peut toutefois avancer qu'il y a en moyenne une cinquantaine de "kémia" dites classiques parmi lesquelles les olives, les tramousses, les bliblis et les cacahuètes figurent toute l'année sur tous les comptoirs. Car il y a des "kémia" saisonnières ; les tomates, les artichauts, les betteraves, les poivrons et les fèves figurent dans cette catégorie. Il y a aussi la "kémia" courante et la "kémia" rare... celle que l'on offre à discrétion et celle que l'on rationne minutieusement. Les sardines, les petits rougets, les escargots et les moules composent la noblesse de la "kémia".
        Ce sont des cadeaux que l'on mesure. Chaque buveur a droit à deux sardines par verre... ou un rouget. Nul ne songe à transgresser cette règle rigoureuse. Mais les clients irascibles, ou simplement facétieux trouvent là une belle matière à protestations sonores et réclamations véhémentes qui n'étonnent personne mais prêtent à l'ambiance un cachet irremplaçable.

         C'est la rançon d'une vieille habitude méditerranéenne... d'une coutume que chacun observe selon son sens commercial, sa coquetterie et peut-être aussi sa personnalité. - Dis-moi la "kémia" que tu offres, je te dirai qui tu es !...

Jean BRUNE     
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A ma terre natale ….
Juin 2007
Par Guy d’Ennetières


Sans cesse de mon village des images me reviennent,
Des visages d’amis, des souvenirs lointains,
Je m’efforce dans ce cas de contenir ma peine
D’avoir quitté ma terre et vous, tous mes copains.

Nous étions des enfants et nous étions heureux,
Parcourant les montagnes de ce pays magique,
La jeunesse en ce temps nous rendait insoucieux
D’une vie qui cachait des lendemains tragiques.

En cour de récré nous attendions le marchand
Qui, pour quatre sous nous vendait ses beignets,
Huileux, certes, mais nous étions tellement gourmands
Que nous les dégustions sans jamais y penser.

Le dimanche réunis sur le terrain de boules
Les « quadrettes » se formaient en pointeurs et tireurs.
Grillades et anisette attiraient une foule,
La victoire en finale nous tenait tous à cœur.

Nos parents, à la mine avaient un dur labeur.
Sous la terre le travail n’était jamais facile,
Redoutant le danger et sans cacher sa peur,
Le mineur avançait sous ces parois fragiles.

Notre Dame du Kouif, Mon Dieu tu étais belle !
Tes vitraux magnifiques et ton chemin de croix
Faisaient de ta maison la plus belle chapelle
Où nous chantions unis pour clamer notre foi.

Puis vinrent les années ou tout a basculé.
Dans notre vie tranquille une guerre éclata,
Dans des abris précaires nous devions nous cacher
Sans savoir si demain nous serions toujours là.

Certains nous ont quittés, arrachés violemment
A leur famille, leur terre et à tous leurs amis,
A ce pays chéri où pendant bien longtemps
Dans la joie, le bonheur ils savourèrent la Vie.

A vous mes amis du Village de Constantine
Et à vous tous aussi ceux du Quartier d’El-Bey,
Nous nous sommes côtoyés dès la classe enfantine,
Dans mon cœur vos visages sont pour toujours gravés.

Certains disent aujourd’hui qu’il faut voir l’avenir,
Ne pas se retourner, oublier son passé,
Mon cœur crie très fort qu’il faut se souvenir
Que cette déchirure est présente à jamais.

Sans cesse de mon village des images me reviennent,
Je revois mes amis, je revois tous ces lieux,
Je m’efforce dans ce cas de contenir ma peine,
Des larmes de douleur coulent alors de mes yeux.



ANECDOTE
Envoyé par M. François PELLETAN
UN MINISTERE loupé !

Je viens de découvrir que les locaux du Ministère de l'intérieur, Place Beauvau, auraient dû accueillir le Ministère de l'Algérie, en 1859.
Je ne le savais pas.
J'ai pensé que cette information pouvait vous intéresser.
François Pelletan     

        De même que "l'Elysée" est synonyme de Présidence de la République, "place Beauvau" fait spontanément penser à ministère de l'Intérieur. Pourtant, bien qu'âgé de deux cents ans environ, l'hôtel de Beauvau n'est le siège du ministère que depuis un peu plus d'un siècle. Un avocat au parlement de Paris, Armand Gaston Camus (1740-1804), fut à l'origine du bâtiment. En 1729, semble-t-il, son père Pierre, procureur au Parlement, avait acquis un grand terrain à proximité de l'hôtel d'Evreux, aujourd'hui Palais de l'Elysée. Après la mort de Pierre Camus, Armand Gaston consentit, en juillet 1768, un bail à vie au maréchal de Beauvau (1720-1793). Camus s'engageait en outre à construire sur le domaine un grand hôtel particulier. Selon toute probabilité, c'est à Nicolas Le Camus de Mézières, architecte de la Halle au blé, qu'Armand Gaston Camus fit appel. En 1770, le gros oeuvre était achevé. Un péristyle dorique flanqué de deux pavillons d'entrée en arcades ouvrait sur le corps de logis principal, "haut d'un rez-de-chaussée et de deux étages carrés avec combles au-dessus".
        Charles-Just de Beauvau avait commandé l'ouvrage par amour pour sa seconde épouse, Marie-Charlotte de Rohan-Chabot. Né à Lunéville en 1720, le prince s'était illustré sur les champs de bataille avant de devenir gouverneur du Languedoc. Elu à l'Académie française en 1771 bien qu'il n'ait quasiment rien écrit, ÿl s'entoura d'un cercle de littérateurs parmi lesquels Jean Devaines, ami de Turgot, l'écrivain Jean-François Marmontel, et un proche de Necker et de Voltaire, le poète Saint Lambert, accompagné de la comtesse d'Houdetot, ancienne égérie de Jean-Jacques Rousseau. Le chevalier de Boufflers, neveu du maréchal, anima longtemps le salon des Beauvau. Nommé gouverneur du Sénégal sur la recommandation de son oncle, de Boufflers ramena de cette colonie une adorable petite Africaine, née de parents inconnus, Ourika, qu'il confia à l'affection de sa tante. Enfant gâtée, Ourika égaya de ses rires la maison. Partisan des réformes, le prince de Beauvau ne fut pas inquiété par les révolutionnaires malgré la chute de la royauté. Sa mort en 1793 laissa une veuve inconsolable qui quitta l'hôtel et en résilia le bail en février 1795. Un temps occupé par les autorités municipales, l'hôtel de Beauvau fut racheté par les époux Besse en 1795, puis, en 1807, par le général Pierre Dupont de l'Etang, futur ministre de la guerre de Louis XVIII. Sa veuve revendit la demeure au banquier César-Ernest André en 1856, un an avant qu'il ne soit élu député du Gard. André fit luxueusement restaurer par l'architecte Jean-Baptiste Pigny le bâtiment et acquit un terrain attenant au jardin de l'hôtel.
        En 1859, lorsqu'André cèda à L'Etat sa propriété, elle constituait un ensemble de 6 962 m2, avec entrée place Beauvau, 7 rue des Saussaies et 41 rue Ville l'Evêque. L'éphémère ministère de l'Algérie, créé spécialement par Napoléon III pour son cousin Jérôme s'y installa. Mais à peine Pigny, maintenu en fonction à Beauvau, avait-il réaménagé les locaux pour le ministre et son cabinet, que le gouvernement général de l'Algérie fut rétabli, à Alger même, en novembre 1860. En février 1861, l'immeuble fut affecté au ministère de l'Intérieur, à l'époque logé dans l'hôtel de Conti, moins spacieux. Le coeur du dispositif administratif se rapprochait de la tête de l'Etat, l'Elysée. Succédant au secrétariat d'Etat à la maison du roi en 1790, le ministère de l'Intérieur résidait primitivement au Louvre.
Tiré du site du ministère de l'Intèrieur.
http://www.interieur.gouv.fr/sections/a_l_interieur/le_ministere/histoire/hotel-beauvau


Comment je suis devenu colonialiste.
L'histoire est tirée du livre "Tunisie de notre enfance"

Île de Malte 1843.

        Paul Caruana regardait la lettre posée sur la table. Voilà plus d'une demi-heure qu'elle était devant lui sans qu'il se décidât à l'ouvrir.
        - Tu vas l'admirer comme ça jusqu'à ce soir ? lui demanda sa mère.
        - Qu'est-ce tu veux que je fasse ?
        En plus de ne pas savoir lire, Paul n'avait jamais reçu de lettres jusqu'à ce jour.
        - Va voir notre curé. Lui te la lira.
        Caruana eut un geste de la tête. Comment oser rendre visite au prêtre alors qu'il ne mettait plus les pieds à l'église depuis des mois ? La honte était parvenue à vaincre sa terreur de l'enfer. Dieu comprenait sans doute la détresse qui le poussait au parjure. L'un des souliers de sa dernière paire s'était ouvert comme une figue trop mûre. Sa chemise partait en lambeaux et ses pantalons ne semblaient pas en meilleur état.
        - Tu lui diras la vérité, lui conseilla sa mère. Sur cette île, nous ne sommes pas les seuls à manquer de tout, même de nourriture.

        Putain de misère ! L'Archipel maltais connaissait sa troisième année de sécheresse. La terre, brûlée par le soleil et le sirocco, s'ouvrait de crevasses larges comme le poing. Les denrées devenaient un luxe que seuls les Anglais pouvaient encore s'offrir. Une garnison de quinze mille hommes, les fonctionnaires et leur famille qu'il fallait nourrir : les Britishs raflaient le peu que l'île produisait encore, précipitant la population dans la famine.
        Face à la calamité, certains Maltais osaient chuchoter, imaginant que l'on pourrait importer quelques sacs de blé français. Ces messieurs leur riaient au visage. L'Empire britannique s'en remettant à la France pour approvisionner ses colonies. Fallait-il être maltais pour imaginer une telle humiliation.
        - Je crois bien que je vais y aller, annonça Paul Caruana sans bouger d'un pouce.
        Il eut un regard par la fenêtre ouverte. Le troupeau s'était rassemblé au bout du champ. Plus rien à brouter, deux chèvres étaient mortes en quelques semaines et les survivantes ne donnaient plus de lait.
        Paul passait désormais ses journées dans la crique voisine. La vingtaine de minuscules poissons de roche, une paire de mulets, une dorade les jours de chance, représentaient bien souvent leur seul repas.
        Caruana finit par se lever et sortit.

        - La lettre vient de ton frère, annonça le capelan après avoir ouvert l'enveloppe.
        - De Gaëtano, vous en êtes sûr ?
        Paul n'en revenait pas. Il vivait dans la certitude qu'il n'entendrait plus parler de son aîné. Celui-ci avait passé des semaines sur le port de La Valette, dormant sur les quais dans l'espoir d'être embauché sur l'un des navires faisant escale sur l'île. Il avait de toute évidence réussi son coup malgré la concurrence. Ils étaient des milliers à rêver de départ vers des terres hospitalières où les enfants n'auraient plus jamais faim. Un sixième de la population se préparait en effet à quitter le pays de ses ancêtres. Ces hommes, ces femmes, allaient ainsi engendrer la plus importante émigration en pourcentage que le monde n'ait jamais connue.
        - Où est-il en ce moment ? demanda Paul.
        Le curé se signa avant de répondre :
        - À Tunis, chez les Barbaresques.
        Un nom rappelant à lui seul la terreur aux couleurs de l'enfer qui fut imposée aux habitants de l'archipel durant des siècles. La guerre de course connaissait alors de beaux jours. Corsaires de Tunis et d'Alger, Chevaliers de Malte, se rendaient la politesse dans des razzias où les populations capturées finissaient sous le joug de l'esclavage. Ces visites croisées appartenaient désormais au passé. La France avait occupé l'Algérie. La Royal Navy veillait sur le sommeil des ayants droit de son Empire. Et il est prouvé que l'on dort bien mieux le ventre vide.
        - D'après ce qu'il raconte, ajouta le capelan, la vie est plus facile chez les païens pour les hommes qui n'ont pas peur du travail. Il vous propose, à ta mère et à toi, d'aller le retrouver. Il te demande aussi d'amener tes chèvres. Il paraît que les gens de là-bas apprécient le lait des chèvres maltaises.
        Le curé hocha la tête.
        - Je serais bien étonné qu'un mahométan puisse faire la différence entre le lait de chèvre et celui de brebis. Bon, je continue. Il attend ta réponse. Si vous donnez votre accord, il enverra quelqu'un vous chercher d'ici quelques semaines. Il faudra vous tenir prêts à tout moment. Le bateau ne pourra pas vous attendre. Il finit en disant qu'il fera son affaire du coût de la traversée et qu'il vous embrasse.
        Le prêtre remit la page de papier quadrillé dans l'enveloppe.
        - Si tu veux, je t'écrirai la réponse.
        - Merci mon père ! Je réfléchis avec ma mère et je vous dirai, répondit Paul en se levant.
        - Et n'ai pas honte de venir à la messe le dimanche, lui dit encore le prêtre en le raccompagnant. Je te rassure. La moitié des paroissiens qui assistent aux offices n'ont plus de chaussures.

        Le sujet occupa désormais la plupart de leurs échanges. Mme veuve Caruana percevait dans cette opportunité une chance à ne pas laisser passer. Jamais elle n'envisagea toutefois de faire partie du voyage. Le bout de son chemin se trouvait ici, près de son époux, dans le petit cimetière bordant l'église paroissiale.
        Paul décida alors de classer le projet dans le tiroir des affaires sans suite. Il se préparait à rendre une nouvelle visite au capelan quand sa mère revint à la charge.
        - Tout est arrangé, lui dit-elle. Tu n'as plus à te soucier de moi. J'irai vivre chez ta sœur Fiona. Son mari est d'accord pour m'héberger. Il te demande seulement de lui donner quatre chèvres avant de partir.

        Paul s'éveilla en sursaut. On frappait à la porte sans ménagement.
        - Tu as une demi-heure pour te préparer et réunir tes bêtes, annonça l'un des deux visiteurs dans un maltais chancelant. Le bateau est ancré dans Saint George's Bay. Départ dans deux heures.
        - Comme ça, en pleine nuit ?
        L'autre eut un sourire.
        - Hé oui, c'est ainsi, notre métier se pratique plutôt de nuit.
        - Et quel est votre métier ?
        - Le même que celui de ton frère Gaëtano et de bien des Maltais de Tunisie. C'est une sorte d'import-export où les échanges se font bien plus dans les criques isolées que dans les grands ports. Tu vois ce que je veux dire ?
        Non, Caruana ne voyait pas. Mais l'instant se prêtait peu aux éclaircissements. Le temps de serrer sa mère contre lui, de sortir les chèvres de la bergerie, Paul Caruana quittait Ghar Dalam, le village de ses ancêtres. Deux heures plus tard, son île disparaissait dans les brumes de la nuit. Il ne devait plus jamais y revenir.

Tunis 1846.

        Camerla Caruana attela son bouc à la petite charrette imaginée et conçue par son époux. Elle installa Fifine au premier étage, l'impériale en quelque sorte, capitonnée d'un vieil édredon et garnie d'un parapluie à l'usage de toutes les saisons.
        Le nourrisson ouvrit les yeux, sourit à sa mère et se rendormit. Camerla lui passa la main sur le visage dans une tendre caresse.
        - C'est l'heure de ta promenade, lui dit-elle en chargeant un arrosoir et une éponge destinés à nettoyer le pis de ses bêtes.
        Le troupeau se mit en marche. Le bouc, sérieux comme un officier de l'armée des Indes, gardait ses distances, avançant à deux pas derrière sa patronne sans jamais se laisser distraire par les trognons de légumes et les papiers gras parfumés par les restes de gâteux au miel.
        - Aïa, aïa ! Mourou, mourou ! criait Camerla, prolongeant ses appels d'un sifflement inimitable, connu dans tout le quartier franc et dans les moindres ruelles de la Médina.
        Les premiers clients sortaient sur le pas de la porte, provoquant un affrontement général. Les chèvres perdaient alors leur flegme, se distribuant maints coups de corne dans leur désir de se présenter en tête devant Camerla. Leurs mamelles traînaient au sol, battaient leurs pattes et les faisaient souffrir. Leur combat était celui de la liberté.

        Paul Caruana quitta l'église Sainte Croix. Assis sur les marches, il enleva ses chaussures, noua les lacets et les posa ainsi sur son épaule. Un geste guidé par un souci d'économie qui ne le quittait pas malgré les trois pièces d'or que son travail et celui de son épouse leur avaient rapportées.
        Le curé, un Italien du Nord, blond comme un ange du Paradis, sortit à son tour et vint s'asseoir à ses côtés.
        - Paolo, lui dit-il, je voudrais te donner un conseil. Et je pense qu'il serait sage que tu le prennes au sérieux. Vois-tu, je crois qu'il est temps que ton fils Nazzareno fréquente l'école italienne.
        Caruana hocha la tête. L'idée lui paraissait plus que saugrenue.
        - À l'école, mais pour quoi faire, mon père ? demanda-t-il.
        - Pour apprendre à lire et à écrire. Mais aussi pour parler un bon italien. Vous savez que vous, les Maltais de Tunisie, vous êtes destinés à devenir italiens un jour ou l'autre. Et je pense que c'est là le désir de la majorité d'entre vous.
        Paul ne pouvait nier que le prêtre avait raison. Les quelques milliers de Maltais vivant à Tunis subissaient de plus en plus l'influence italienne, seule communauté européenne organisée, défendue par une ambassade puissante et active.
        Malte, n'étant pas considérée comme une nation, ses habitants ne pouvaient prétendre à aucune citoyenneté. Une époque où la loi tunisienne imposait aux consulats européens de prendre en charge leurs ressortissants. Mais où caser ces Maltais devenus bien encombrants ? L'ambassade du Royaume-Uni, sur la demande présente du Bey, fut contrainte de reconnaître leur existence. Et les voici sujets de l'Empire britannique ou éléments anglo-maltais suivant l'humeur d'un secrétaire de service.
        Une décision qui n'en fit pas des Anglais pour autant. Le seul chemin qui s'ouvrait devant eux les dirigeait vers la nationalité italienne. Toute l'organisation de la vie quotidienne les y invitait : la paroisse Sainte-Croix sur laquelle régnait un clergé italien, les journaux, les écoles, l'île de Malte qui se perdait dans les souvenirs, les mariages mixtes et la volonté légitime d'appartenir à une nation prête à les reconnaître comme citoyens à part entière.
        - Je parle l'arabe, le maltais et l'italien, fit remarquer Caruana. Et pourtant, je ne suis jamais allé à l'école.
        Le prêtre eut un sourire.
        - Il est question de l'italien, du vrai, pas du charabia sicilien que j'entends ici tous les jours, et auquel j'ai dû m'adapter pour me faire comprendre.
        Caruana promit de réfléchir. Dix minutes plus tard, se promenant dans la Médina, il avait oublié le prêtre et sa drôle d'idée.
        Paul ne pouvait se lasser du spectacle que lui offraient les marchés de Tunis. Il devait bien admettre qu'Allah pouvait se montrer plus généreux que le Christ quelquefois. Des montagnes d'agrumes, un jardin potager béni des dieux, des pastèques qu'un seul homme ne pouvait porter, des dizaines de boucheries proposant des agneaux enlevés à leur mère et des moutons à la chair ferme et odorante suivant les goûts. Des marchés vivants, bruyants, animés par des orchestres de rues, des diseuses de bonne aventure et des charmeurs de serpents. Des marchés où l'odorat était assailli à chaque instant : coriandre, clou de girofle, tebelcarouia, camoun, se mélangeaient dans des bouquets qui n'appartenaient qu'à l'Orient.
        Caruana constata à nouveau que la Tunisie l'avait capturé. Il aimait ce pays et tous les êtres qui le partageaient : Arabes, Juifs, Siciliens et Maltais. Il en était à présent certain. C'est sur cette terre qu'il voulait mourir.
        Paul retrouva son fondouk du quartier franc, le seul où les chrétiens étaient en droit de résider.
        Des pièces l'une dans l'autre ouvraient sur une cour aux allures d'arche de Noé. Les cochons, volailles et chèvres des locataires partageaient l'espace avec les ânes des Tunisiens en visite à la Médina et les chameaux de tribus nomades résidant en ville le temps de vendre les produits de leur artisanat.
        Là, s'entassaient une trentaine de familles maltaises, parmi les immondices, dans le doux parfum du fumier et des ordures. Et quand le temps se mettait à l'orage, lorsque ces tornades propres à la Méditerranée arrosaient la ville, leur arrivait alors tout ce que l'eau charriait avec elle. Le quartier franc méritait bien son titre d'égout de Tunis.

Tunis 1862.

        On enterrait ce jour-là Paul Caruana, emporté par l'épidémie de typhoïde qui avait eu comme effet d'élaguer le quartier franc et de libérer ainsi quelques places pour de nouveaux immigrants. Le flot des miséreux arrivant de Sicile et de Malte n'était pas près de se tarir. Sans cette loi beylicale absurde, les contraignant à s'entasser dans le cloaque de la ville, leur existence aurait eu un goût de miel. Ce pays ne comptait en effet que dix-sept habitants au kilomètre carré. L'archipel maltais en dénombrait plus de six cents.

Tunis 1881.

        Nazzareno Caruana était arrivé deux bonnes heures avant le début du défilé. La foule des grands jours se pressait le long de la Promenade de la Mer. Les Tunisiens étaient venus en nombre, voulant sans doute célébrer l'arrivée d'une civilisation éclairée qui les sortirait enfin de leur Moyen-Âge. Les juifs paraissaient plus sceptiques. Ils jugeraient sur pièce, l'Histoire leur ayant enseigné que ses vicissitudes les désignaient bien souvent comme bouc émissaire.
        Caruana, lui, était là pour jouir d'un spectacle gratuit. L'événement ne semblait pas de nature à changer le cours de son existence. La France, à cette époque, offrait aux Maltais une image trouble et mitigée. Ces derniers n'avaient pas oublié le passage de Bonaparte et de ses soudards sur leur île. Les soldats de la Révolution, portant dans leurs bagages l'utopie de la liberté, furent accueillis comme des libérateurs. Ils sonnaient le glas du règne des Chevaliers, maîtres de l'Archipel depuis 1530. Dix-huit mois plus tard, les habitants se révoltaient contre ces envahisseurs hautains et pillards de surcroît. Les Anglais les avaient aidés à renvoyer chez eux ces visiteurs encombrants. Ils devaient oublier de quitter l'île une fois leur généreuse mission accomplie. L'image de la France retrouvait quelques couleurs avec la prise d'Alger, ce nid de pirates coupable de bien des razzias durant des siècles. Une nouvelle rencontre entre Français et Maltais s'annonçait. Allait-elle déboucher sur le pire ou le meilleur ?
        Les Italiens s'étaient enfermés chez eux. Cette journée représentait à leurs yeux une bien lourde défaite. La France venait en effet de leur chiper une place que l'Histoire semblait leur avoir réservée.
        Nazzareno Caruana se moquait bien en cet instant de toutes ces tribulations politiques. Privé de citoyenneté, il n'était mû par aucun sentiment national. Il appartenait à la tribu des Maltais de Tunis : c'était bien là son seul drapeau. Même l'île de ses ancêtres se perdait dans les souvenirs. La dernière lettre remontait à dix ans. Elle lui annonçait la mort de sa grand-mère et ouvrait ainsi le livre de l'oubli.
        Caruana retrouva les trois pièces de son fondouk où s'entassait la marmaille. Pris par le quotidien, il oublia la France et son Protectorat. L'événement ne paraissait pas de nature à changer le cours de son destin.

Tunis 1920.

        Lazare Caruana arrêta son araba face au 56 rue de la Verdure. Il quitta sa charrette, flatta la croupe de son anglo-arabe dans une caresse de père.
        Le cheval venait d'entrer dans l'existence des Caruana du fondouk de la rue Sidi Kadous. Il écrivait ainsi la première page d'une épopée riche de plusieurs volumes.
        Rachid Boussen l'attendait. Il servit le thé, puis ouvrit le propos par maints salamalecs comme il se doit avant de parler affaire.
        - Pourquoi la majorité des Maltais choisissent-ils ce quartier pour s'y installer ? demanda-t-il ensuite.
        - Parce qu'ils veulent rester ensemble, répondit Lazare sans hésiter. Et maintenant, ici, nous avons notre église et notre cimetière.
        Avec l'arrivée de la France, Tunis sortait de ses murailles et connaissait une expansion sans précédent. La ville nouvelle avait choisi son camp. Elle devait faire de Tunis la cité la plus européenne d'Afrique du Nord.
        Les Maltais, un suivant l'autre, s'étaient installés dans le quartier de Bab el-Khadra, donnant ainsi leur nom à quelques rues des environs : rue Malta Srira, rue des Maltais, rue de la Valette.
        Chaque jour voyait s'ouvrir de nouveaux chantiers, au grand bénéfice de la communauté italienne. Cette dernière conservait pourtant toute son animosité à l'endroit de la France, rêvant d'un renversement de situation qui ferait de la Tunisie une colonie transalpine.
        Lazare Caruana avait perçu qu'il pouvait tirer profit de cette manne inespérée. Il avait ainsi investi les quelques sous que lui avait laissés son père dans une charrette et un cheval solide et résistant. Transporteur de matériaux de construction, il travaillait douze heures par jour et six jours par semaine.
        - Et ça te gène de vendre tes terrains aux Maltais ? demanda-t-il en retrouvant Rachid Boussen.
        Le Tunisien eut un geste de la tête. Le sujet éveillait chez lui des sentiments contradictoires. Des champs où ne poussaient que des melons, devenus grâce à la France de véritables pépites d'or. Mais la France avait fait de lui un colonisé. Sans doute le colonisé le plus riche du quartier. À combien toutefois peut-on chiffrer l'estime de soi ?
        - Tout compte fait, je préfère les vendre à des Maltais, qui parlent presque tous arabe, qui vivent comme nous et que nous considérons un peu comme nos cousins. Et en plus, ils appellent leur dieu chrétien Allah.
        - Ce n'est pas un exploit pour nous de parler arabe. Nos langues se ressemblent et nous sommes presque voisins.
        Lazare pratiquait aussi le sicilien commun aux quartiers populaires. Le français lui posait par contre bien plus de problèmes. Cette langue s'imposait pourtant un peu plus chaque jour. Et la parler comme il se doit vous distinguait son homme. Aussi, comme bien des membres de la communauté, Lazare avait décidé d'envoyer ses enfants à l'école des Français.
        - Alors, à combien tu me le fais ce bout de terrain ? demanda-t-il.
        Rachid Boussen annonça un prix.
        - Al Madona ! s'écria Caruana en levant les bras au ciel. Encore heureux que tu me considères comme ton cousin, sinon, tu me prendrais même mon pantalon.
        Le Tunisien eut un sourire. On disait des Maltais qu'ils avaient hérité du sens des affaires des Phéniciens, le premier envahisseur de l'île, et celui qui avait sans doute forgé la mentalité de ses habitants.
        Deux heures de négociation à la mode orientale, sourire aux lèvres, sans jamais quitter sa bonne humeur. Retrouvant son araba, Lazare Caruana avait acquis quatre ares de terrain, situés sur la place de Bab el-Khadra, avec une vue imprenable sur le cimetière musulman. Il venait de pénétrer dans le monde très fermé des capitalistes. Ne lui restait plus qu'à devenir colonialiste.

Tunis 1921.

        Le Français est un être casanier, attaché au clocher de son village. La France enregistre dès lors un échec dans sa volonté de peupler son empire à partir d'éléments venus de la métropole.
        En Tunisie, le péril italien continue à inquiéter le Ministre résident. La France manque de citoyens à opposer au groupe italo-sicilien. Qu'à cela ne tienne, elle va en rechercher dans le stock que la colonisation a mis à sa disposition.
        Lazare Caruana s'endormit au soir du 7 novembre 1921. Il portait en cet instant le titre peu glorieux d'élément anglo-maltais ; sous-produit de l'Empire britannique en d'autres mots. Drôle d'Anglais à vrai dire, bien incapable de dire bonjour et au revoir dans sa langue. Il s'éveilla au matin du 8 novembre. Le Bey venait de signer le décret qu'on lui présentait, attestant que tout Maltais né dans la Régence devenait français, avec, pour les jeunes, la possibilité de renoncer à cette disposition à leur majorité. Et le voici désormais citoyen de la grande puissance coloniale. Drôle de français en réalité, à peine capable de dire bonjour et au revoir dans sa langue.
        Cinq mille six cents Maltais venaient ainsi de changer de nationalité sans que l'on eût l'idée de leur demander leur avis. C'était toutefois sans compter sur la réaction de l'Angleterre. Le consul de ce pays se découvrit une affection soudaine pour ces " sujets " dont on venait de le priver. Une tendresse où le sentiment anti-français joua sans doute un rôle essentiel. L'affaire fit grand bruit. Et la Cour de justice internationale eut à trancher le différend. La France fut ainsi condamnée à restituer ces naturalisés d'office à la Grande-Bretagne.
        Caruana, après avoir goûté aux bienfaits du colonialisme, se retrouva à nouveau dans le camp des colonisés. L'Angleterre eut alors la bonne idée de faire sien sept mille Allemands du Sud-Ouest africain. À chacun ses naturalisés d'office. Britanniques et Français finirent par s'entendre sur ce point. Et Lazare, en balle de ping-pong, reprit sa place dans le camp tricolore.
        Mais quel était donc l'état d'esprit de ces Français de la statistique ? Question posée à Caruana, voilà ce qu'il serait sorti de son propos. Des remarques en maltais comme il se doit. Ce dernier n'ayant pas reçu, avec sa carte d'identité toute neuve, le mode d'emploi complet de la langue de Molière.
        Sans doute était-il fier d'appartenir à présent à la communauté dominante. Et les perspectives d'un avenir français lui paraissait une chance pour ses enfants. Il ne pouvait malgré tout se défendre contre un sentiment de frustration. On venait en effet de rompre les derniers liens qui le reliaient à l'île de ses ancêtres. D'autre part, il se méfiait un peu de ces Français, des hommes sans Dieu et des anticléricaux. " Attenter à la nationalité, c'est attenter au christianisme ", avait dit son curé. Et Caruana pensait qu'il devait avoir raison. Même si, en temps qu'Italien, il reconnaissait que le prêtre ne portait la France dans son cœur.
        M. Paul Cambon, Ministre résident, perçut le danger que représentait la propagande du clergé italien auprès de ses néo-naturalisés.
        Le cardinal Lavigerie entra alors en fonction. Le Primat d'Afrique apparaissait comme un grand ami de Malte. Un titre que lui avait valu son intervention sur l'île au cours d'une épidémie de choléra.
        Le nouveau clergé se considérait au service de la politique coloniale de sa patrie. Il était appelé à remplacer les prêtres italiens, invités à rentrer chez eux.
        Et ce fut à des vicaires maltais, amis de la France, que l'on confia l'une des nouvelles paroisses, celle du Sacré Cœur, située au centre du quartier maltais de Bab el-Khadra. Une église qui deviendrait celle de la communauté. La plus matinale de Tunis. Elle proposerait en effet une messe à cinq heures du matin. " La messe des cochers. " Un office que Lazare Caruana ne devait jamais manquer avant de commencer sa journée de travail.

Tunis 1948.

        Jean Caruana n'avait jamais eu besoin de réveil-matin pour se lever. À quatre heures, déjà dans son écurie, il étrillait et nourrissait son compagnon de travail avant de bichonner sa calèche. Puis, sans éveiller sa femme et ses gosses qui dormaient dans les trois pièces situées au-dessus de l'écurie, il déjeunait d'un bol de café noir, d'un oignon cru et de quelques sardines.
        Le temps d'écouter la messe des cochers, Jean venait prendre place dans la file des karrozzins qui attendaient leurs premiers clients devant le café Borg.
        Ce matin-là, Jean Caruana connaissait une anxiété peu courante chez les Maltais ; des êtres placides et un brin fatalistes.
        Alfred Sammut, son ami de toujours, buvait un verre de café au lait quand il entra dans le bar.
        - Il est reçu, lui annonça celui-ci dans un sourire en lui tendant la Dépêche Tunisienne. Regarde, c'est là !
        Jean lisait le français en déchiffrant chaque syllabe. " Robert Caruana ", ânonna-t-il. Pas de doute. Son aîné était admis en sixième au lycée Carnot.
        - Celui-là, il ne fera pas le cocher. Je peux déjà le prédire, affirma-t-il ensuite du haut de son orgueil.
        Le destin de son aîné le conduirait un jour à travailler dans un bureau ou dans une banque. Et si la chance voulait bien lui sourire, peut-être deviendrait-il fonctionnaire chez les Français, avec une villa à Mutuelleville et des costumes de mariage pour toute la semaine.

Tunis 1956.

        La pièce est jouée. Le rideau tombe sur les cris de joie des vainqueurs et le désespoir des cocus de la farce. Les grands décident du destin des nations. Le petit peuple est invité à payer l'addition.
        " Les colonialistes à la mer ! " hurlent Mohamed et Ali sous les fenêtres de leurs voisins : David, Salvatore et Carmelo. Robert Caruana voudrait leur répondre, leur rappeler qu'ils sont cousins, presque frères. Mais dans quelle langue le leur dire ? Oubliés l'arabe, l'italien, le maltais, il n'a plus que le français et des rudiments d'anglais pour s'exprimer. Alors il se tait. Qu'il le veuille ou non, il est français. Et d'ailleurs il le veut. Il le revendique même. Il est français de Tunisie, d'origine maltaise. Et croit pouvoir le rester, ne voulant rien rejeter de cette chakchouka d'influences qui compose son identité.
        Robert Caruana bâtira sa vie ici, sous les lois tunisiennes. Les Maltais en ont vu d'autres tout au long de l'Histoire.

Tunis -Marseille 1961.

        Jean Caruana a décidé de jeter l'éponge. Voilà des mois que ses journées de travail ne lui permettent plus de payer l'avoine de ses chevaux. Et la Mairie de Tunis vient de rejeter sa demande. Habib Bourguiba lui refuse de trahir le métier de son père en conduisant un taxi.
        La misère, à nouveau, pousse les Caruana à l'exil. Jean rêve un instant de retrouver l'île de ses ancêtres. Robert, son aîné, ne partage pas cet avis. Seul un départ sur les terres de France leur offrira un avenir porteur de promesses. Un départ et une découverte à la fois. Pour les Caruana de cette branche, à l'image de bien des familles de ces néo-Français, la Mère Patrie reste un concept flou, peuplé de quelques images de cartes postales.
        La Tunisie leur montre la sortie. Malte leur ferme ses ports. Ces enfants perdus, que l'Histoire a malmenés, n'ont plus de place sur une île surpeuplée.
Marseille leur ferait oublier Tunis tant elle ressemble à Tunis. Afin de les protéger de l'oubli, les mêmes cris les accueillent. Colonialistes là-bas, colonialistes ici ; le dépaysement n'est pas pour demain.
        Drôles d'" exploiteurs d'Arabes " en réalité. Les Caruana semblent experts dans l'art de camoufler le trésor que leur a valu la sueur des burnous. Un deux pièces sous les toits, suintant d'humidité, glacial les jours de mistral, four à pain aux premiers rayons de soleil. Jean, garçon d'écurie à l'hippodrome du Pont de Vivaux. La mère, employée par quelques familles de la rue Saint-Férreol, retrouvait ainsi, dans le rôle de fatma, toutes les humiliations infligées aux femmes de ménage qu'elle n'avait jamais pu se payer. Robert, de son côté, avait gagné ses galons de plongeur en eau de vaisselle. Certains restaurateurs d'Aix-en-Provence se souviennent encore de lui. Un banquet, un mariage, l'étudiant en lettres ne refusait jamais les quelques billets que rapportait une nuit d'assiettes sales et de fourneaux encrassés.

Aix-en-Provence 1962.Tunis 1921.

        L'affaire algérienne secoue la France. Deux camps hostiles se font face, prêts à l'affrontement. M. Ménard, prof de lettres modernes à la fac d'Aix-en-Provence, figure parmi les héros de la cause des opprimés. Non pas que sa bravoure le conduise à sortir sa pétaudière dans l'intention de s'opposer à l'OAS les armes à la main. Son courage semble vouloir s'exprimer par ailleurs. C'est ainsi, dans un propos mal assorti, que Robert Caruana s'entend à nouveau traité de sale colonialiste.

40 ans plus tard.

        Les décennies ont refermé les cicatrices, ouvrant ainsi la voie aux souvenirs heureux. Le filtre du temps a libéré l'Histoire de ses passions. La Tunisie porte désormais un regard ému sur ses communautés dont elle reconnaît l'amour sans calcul qu'elles lui ont porté. Malte retrouve ses fils éparpillés, auxquels elle offre à présent ses plus beaux sourires dans son désir de les voir accourir, les poches pleines de devises.
        Et Robert Caruana a ainsi reconstitué son triptyque : Malte, la Tunisie, la France dans une même phrase et dans bien des livres. L'impérialiste déchu s'est en effet découvert une vocation dans le métier d'écrivain.
        La page est tournée. Les exploiteurs de burnous sont passés de mode. La vindicte, inspirée par un racisme bien ordinaire, se porte dorénavant sur les porteurs de burnous, avant de choisir d'autres cibles.
        Seul le souvenir de M. Ménard reste en lui comme une tache indélébile. Non pas que son insulte l'ait marqué plus qu'une autre. Son " sale colonialiste " tombait toutefois comme un cheveu sur la soupe.

        Hors sujet. Mal à propos, monsieur Ménard ! " Et cette atteinte à la langue française, Robert Caruana ne pourra jamais vous la pardonner.


Les autres romans de Claude RIZZO, disponibles en librairie :

  Au temps du jasmin - Editions Michel Lafon.
  Le Maltais de Bab el-Khadra - Editions Michel Lafon.
  Je croyais que tout était fini - Editions Michel Lafon.
  La secte - Edition Lucien Souny.
  Le sentier des aubépines - Editions Lucien Souny.
  Tunisie de notre enfance.

A commander chez les éditeurs ou chez l'auteur

***

Haute Finance
Envoyé Par Charley Januzzi


  Le Pape sentant sa dernière heure arrivée, envoie une invitation à un Assureur et à un Banquier, parmi les plus renommés de Rome.
  Il leur demande à chacun de venir vite le voir...

  Dès leur arrivée, on les conduit dans la chambre où repose le Pape et on les fait s'asseoir de chaque côté du lit.

  Le Pape leur lance un regard intense, sourit, puis regarde au plafond.

  Pendant un certain temps, ni l'Assureur ni le Banquier ne disent mot. Ils semblent touchés que le Pape ait pu penser à eux sur son lit de mort.. tout en étant très intrigués.
  Finalement,l'assureur, n'en pouvant plus, demande au Pape :

  - Votre Sainteté ! Pourquoi sommes-nous là ?
  Le Pape, rassemblant ses dernières forces, lui répond très faiblement :

  Jésus est mort... entre 2 voleurs... Je veux faire pareil... '



" L'AFRIQUE ROMAINE"
L'ECOLE REPUBLICAINE : 6ème Numéro Spécial
MENSUEL MAI 1957

                                         Envoyé par M. Daniel Dardenne                                       N°5

L'ORGANISATION ROMAINE
DANS LE SUD ALGERIEN

COMMENTAIRE DES GRAVURES

          C) MEULES CYLINDRIQUES
destinées au broyage des olives (diam. 2 m. 20).


          " Comme preuve de la présence locale de ces cultures (olivier-céréales) il est à peine besoin de rappeler tous les restes de moulins à broyer les céréales que l'on trouve : petits moulinets plats individuels à main et moulins collectifs verticaux à levier de manoeuvre, plus ou moins importants, quant aux témoins de l'existence de moulins à olives, aux contrepoids de pressoir encore en place, aux broyeurs cylindriques et cannelés, aux tables de pressoir encore en place à côté de cuves ou de restes de jarres, nous en trouvons partout ".
          Comme le fait remarquer le Professeur AYMARD, " sans aboutir assurément à des cultures continues, les Romains ont favorisé ainsi le pullulement des oasis parfois très proches les unes des autres. Aucune comparaison n'est à cet égard possible avec la situation actuelle pour ne prendre qu'un exemple, la superficie cultivée dans la région d'El-Kantara était vingt fois plus grande que la palmeraie d'aujourd'hui. "

          Le palmier n'était pas inconnu, mais réservé aux points les moins favorisés. C'étaient l'olivier, comme le montre les multiples restes de pressoirs, et les céréales : blé, orge, sorgho, qui représentaient les principales cultures.
          Cette mise en valeur du sol " permettait sans doute de faire vivre une population nombreuse et d'expédier à ROME l'huile et le grain toujours plus indispensables au corps anémié de l'Empire. "
          Ces travaux avaient également une portée économique considérable en intégrant des régions particulièrement déshéritées par un climax brutal, dans les pays fournisseurs de l'Annone.

          " Faut-iI rappeler qu'on appelle ainsi l'énorme service qui avait à la fois pour rôle de recouvrer localement des impôts en nature, d'alimenter les garnisons et de ravitailler les troupes de passage ? Ce service couvrait le pays de son réseau de magasins ou mansiones échelonnés le long des voies aux points les plus propices à leur permettre de jouer ce rôle ; il expédiait sur les grands entrepôts portuaires les excédents de denrées collectées. J'ai eu la bonne fortune de découvrir plusieurs de ces entrepôts. "


          D) PLANCHES IRRIGABLES
et restes de colonisation antiques de la région de Seba Mgata (au Nord de Mesarfelta).

          Cette gravure illustre les efforts de Rome dans le domaine de l'hydraulique. Le damier est constitué en réalité par des levées de terre ménageant entre elles des planches inondables. Des canaux d'irrigation nous apparaîtront, puis quelques fermes isolées... Enfin, le contrôle du sol nous prouvera que ce damier, si visible sur la photo, est à peine perceptible et ne se retrouve vraiment que photographies verticales en main.

          Les murs des fermes sont nivelés et ne présentent plus aucun relief, mais les tessons de poterie, et en particulier de jarres à huile, abondent. Partout des contrepoids de moulins à huile.
          Cet aspect en " rayon de miel " si caractéristique lorsqu'il est vu d'avion, parait avoir souvent été combiné avec des zones de cultures. Il semble même que, au cours de courtes averses, ou par l'utilisation de sources situées en amont, le terrain de culture pouvait être " noyé ", carré par carré. "

          L'idée d'un changement de climat étant écartée, on peut conclure que, à l'époque romaine " la prospérité de l'Afrique ne fut pas une question de météorologie, elle était le prix du travail. "

          " Ainsi avait été créé un magnifique ensemble de travaux hydrauliques dont l'oeuvre maîtresse était la consolidation et la protection des terres contre les eaux de ruissellement dévastatrices d'un climat brutalement irrégulier. A cette oeuvre immense, qui avait pour but d'obliger les eaux à s'infiltrer et qui les conservait dans le réseau de ses colossales éponges artificielles, s'ajoutaient les travaux de retenue des eaux, le creusement de canaux pour les acheminer vers !es lieux d'utilisation, la division et [épanouissement de ces canaux dans les zones d'épandage, sur lesquels les excédents étaient minutieusement recueillis pour les cultures des échelons inférieurs.

Jean BARADEZ                              
Revue Internationale d'Histoire Militaire (1953 - N° 13).

* * *
FIN

L'HOMME AU GALOP
Envoyé par Viviane Tardieux


Un petit texte fort intéressant... édifiant même, bonne lecture !
      Que peut-il ? Tout.

      Qu'a-t-il fait ? Rien.

      Avec cette pleine puissance, en huit mois un homme de génie eût changé la face de la France, de l'Europe peut-être.
      Seulement voilà, il a pris la France et n'en sait rien faire.
      Dieu sait pourtant que le Président se démène :
      il fait rage, il touche à tout, il court après les projets ; ne pouvant créer, il décrète ; il cherche à donner le change sur sa nullité ; c'est le mouvement perpétuel ; mais, hélas ! cette roue tourne à vide.
      L'homme qui, après sa prise du pouvoir a épousé une princesse étrangère est un carriériste avantageux.
      Il aime la gloriole, les paillettes, les grands mots, ce qui sonne, ce qui brille, toutes les verroteries du pouvoir. Il a pour lui l'argent, l'agio, la banque, la Bourse, le coffre-fort.
      Il a des caprices, il faut qu'il les satisfasse.
      Quand on mesure l'homme et qu'on le trouve si petit et qu'ensuite on mesure le succès et qu'on le trouve énorme, il est impossible que l'esprit n'éprouve pas quelque surprise.
      On y ajoutera le cynisme car, la France, il la foule aux pieds, lui rit au nez, la brave, la nie, l'insulte et la bafoue !
      Triste spectacle que celui du galop, à travers l'absurde, d'un homme médiocre échappé ".

      Plus bas : l'auteur ! En fin de journal



MŒURS ET COUTUMES DE L'ALGÉRIE
  1853                     Par LE GÉNÉRAL DAUMAS                            N° 4 
Conseiller d'Etat, Directeur des affaires de l'Algérie
TELL - KABYLIE-SAHARA

AVANT-PROPOS.
  
Appeler l'intérêt sur un pays auquel la France est attachée par les plus nobles et les plus précieux liens, faire connaître un peuple dont les moeurs disparaîtront, peut-être un jour, au milieu des nôtres, mais en laissant, dans notre mémoire, de vifs et profonds souvenirs, voilà ce que j'ai entrepris. Je ne me flatte pas d'avoir les forces nécessaires pour accomplir cette tâche, à laquelle ne suffirait pas d'ailleurs la vie d'un seul homme; je souhaite seulement que des documents réunis, avec peine, par des interrogations patientes, dans le courant d'une existence active et laborieuse, deviennent, entre des mains plus habiles que les miennes, les matériaux d'un édifice élevé à notre grandeur nationale.
Général E. Daumas

LE TELL
IV.
La chasse en Afrique

              On raconte qu'un cheikh arabe était assis au milieu d'un groupe nombreux quand un homme, qui venait de perdre son âne, se présenta à lui, demandant si quelqu'un avait vu l'animal égaré. Le cheikh se tourna aussitôt vers ceux qui l'entouraient et leur adressa ces paroles :
              "En est-il un parmi vous à qui le plaisir de la chasse soit inconnu! qui n'ait jamais poursuivi le gibier au risque de se tuer ou de se blesser en tombant de cheval ; qui, sans crainte de déchirer ses vêtements ou sa peau, ne se soit jamais jeté, pour atteindre la bête fauve, dans des broussailles hérissées d'épines ? En est-il un parmi vous qui n'ait jamais senti le bonheur de retrouver, le désespoir de quitter une femme bien-aimée? "
              Un des auditeurs repartit : " Moi, je n'ai jamais rien fait, ni rien éprouvé de ce que tu dis là. "
              Le cheikh alors regarda le maître de l'âne.
              " Voici, dit-il, la bête que lu cherches, emmène-la ! "
              Les Arabes disent, en effet :
              Celui qui n'a jamais chassé, ni aimé, ni tressailli au son de la musique, ni recherché le parfum des fleurs, celui-là n'est pas un homme, c'est un âne.
              Chez les Arabes, la guerre est avant tout une lutte d'agilité et de ruse; aussi, la chasse est le premier des passe-temps. La poursuite des bêtes sauvages enseigne la poursuite des hommes.
              Un poète a fait de cet art l'éloge suivant :
              " La chasse dégage l'esprit des soucis dont il est embarrassé ; elle ajoute à la vigueur de l'intelligence, elle amène la joie, dissipe les chagrins, et frappe d'inutilité l'art des médecins en entretenant une perpétuelle santé dans le corps.
              Elle forme les bons cavaliers, car elle enseigne à monter vite en selle, à mettre promptement pied à terre, à lancer un cheval à travers précipices et rochers, à franchir pierres et buissons au galop, à courir sans s'arrêter, quand même une partie du harnachement viendrait à se perdre ou à se briser.
              L'homme qui s'adonne à la chasse fait chaque jour des progrès dans le courage; il apprend le mépris des accidents.
              Pour se livrer à son plaisir favori, il s'éloigne des gens pervers. Il déroute le mensonge et la calomnie; il échappe à la corruption du vice ; il s'affranchit de ces funestes influences qui donnent à nos barbes des teintes grises, et font peser sur nous avant le temps le poids des années.
              Les jours de la chasse ne comptent point parmi les jours de la vie. "

              Dans le Sahara, la chasse est l'unique occupation des chefs et des gens riches. Quand arrive la saison des pluies, les habitants de cette contrée se transportent tour à tour au bord des petits lacs formés par les eaux du ciel. Aussitôt que le gibier vient à leur manquer sur un point, ils donnent un nouveau foyer à leur vie errante.
              Une légende connue de tous les Arabes prouve avec quelle force la passion de la chasse peut s'emparer d'une âme africaine.
              Un homme de grande tente avait tiré sur une gazelle et l'avait manquée; dans un moment de colère, il fit serment de n'approcher aucun aliment de sa bouche avant d'avoir mangé le foie de cet animal. A deux reprises encore, il fait feu sur la gazelle et ne l'atteint pas; pendant tout le jour, il n'en continue pas moins sa poursuite. La nuit venue, ses forces l'abandonnent; mais, fidèle à son serment, il ne prend aucune nourriture. Ses serviteurs continuent alors la chasse, et cette chasse dure encore trois jours. Enfin, la gazelle est tuée, et on apporte son foie à l'Arabe mourant, qui approche de ses lèvres un morceau de cette chair, puis rend le dernier soupir.
              Les Arabes chassent à pied et à cheval. Un cavalier qui veut poursuivre le lièvre, doit prendre avec lui un lévrier. Les lévriers s'appellent sloughi, ils tirent leur nom de Slouguïa, lien où ils sont nés, assure-t-on, de l'accouplement des louves avec les chiens. (1)
              Le sloughi mole vit vingt ans environ et la femelle douze.
              Les sloughis capables de prendre une gazelle à la course sont fort rares ; la plupart d'entre eux ne chassent ni le lièvre ni la gazelle, lors même que ces animaux viennent à passer auprès d'eux. L'objet habituel de leur poursuite c'est le bekeur-el-ouhach (antilope), que d'ordinaire ils atteignent au jarret et jettent à terre. On prétend que cet animal, en essayant de se relever, retombe sur la tête et se tue. Quelquefois, le sloughi saisit le bekeur-el-ouhach au col et le tient jusqu'à l'arrivée des chasseurs.
              Nombre d'Arabes poursuivent le bekeur-el-ouhach à cheval et le frappent par derrière avec une lance. C'est à cheval aussi que d'habitude on court la gazelle; mais on emploie toujours contre elle le fusil. Les gazelles vivent en troupeau; on vise, au milieu de ses compagnes; la bête que l'on veut frapper, et on la tire sans arrêter un instant le cheval que l'on a lancé au galop.
              Un proverbe arabe dit : Plus oublieux que la gazelle. Ce joli animal, en effet, qui a déjà de la femme le doux et mystérieux regard, semble en avoir aussi la cervelle légère. La gazelle, quand on l'a manquée, court un peu plus loin, et puis s'arrête, insouciante du plomb qui, au bout d'un instant, vient la chercher encore. Quelques Arabes lancent contre elle le faucon qu'ils dressent à la frapper aux yeux.
              C'est surtout chez les Arabes du pays d'Eschoul que ce genre de chasse est en vigueur. J'ai rencontré là une petite tribu appelée la tribu des Es-Lib, qui ne vivait que des produits de la chasse. Les tentes y étaient faites en peaux de gazelles et de bekeur-el-ouhach, les vêtements n'y étaient pour la plus grande part que des dépouilles de bêtes fauves. Un des membres de cette peuplade chasseresse me dit qu'il sortait d'habitude avec un âne chargé de sel. Toutes les fois qu'il abattait une gazelle, il l'égorgeait, lui fendait le ventre, frottait ses entrailles avec du sel, puis la laissait sécher sur un buisson. Il revenait ensuite sur ses pas et rapportait à sa famille les cadavres qu'il avait ainsi préparés ; car, dans ce pays, il n'existe aucun animal carnassier qui dispute le gibier au chasseur. Les Es=Lib sont tellement habitués à se nourrir de chair que leurs enfants jetèrent des biscuits que je leur avais donnés. Ils ne s'imaginaient point que ce fut chose bonne à manger.

              On pratique souvent la chasse à l'affût contre le mâle et la femelle du bekeur-el-ouhaeh. Quand la chaleur a desséché les lacs du désert, on creuse un trou auprès des sources où viennent boire ces animaux, qui trouvent la mort au moment où ils se désaltèrent.
              Une des chasses qui exigent le plus d'intrépidité est celle du lerouy, animal qui ressemble à la gazelle, mais plus grande qu'elle, sans atteindre toutefois la taille du bekeur-el-ouhach. Le lerouy, qu'on appelle aussi tis-el-djebel (bouc de montagne), se tient au milieu des rochers et des précipices, c'est là qu'il faut le poursuivre à pied à travers mille périls. Comme les animaux de cette famille courent très mal, un chien ordinaire les prend facilement aussitôt qu'ils descendent en plaine. Mais ils ont, à ce que l'on affirme, un privilège singulier. Un lerouy poursuivi par des chasseurs se jette dans un précipice profond de cent coudées, et tombe sur la tète sans se faire aucun mal. On constate l'âge de la bête par les bourrelets de ses cornes; chaque bourrelet indique une année. Le lerouy et la gazelle ont deux dents incisives; ils n'ont pas les dents (robaï) situées entre les incisives et les canines.

              Si la chasse au lerouy est le triomphe du piéton, la chasse à l'autruche est le triomphe du cavalier. Par ces journées de sirocco, où une sorte de sommeil brûlant semble peser sur toute la nature, où l'on croirait que tout être animé doit être condamné au repos, d'intrépides chasseurs montent à cheval. On sait que l'autruche, de tous les animaux le moins fertile en ruses, ne fait jamais de détour; mais, confiante en sa seule agilité, échappe par une course droite et rapide comme celle d'un trait. Cinq cavaliers se postent à des intervalles d'une lieue sur la ligne qu'elle doit parcourir: chacun fournit son relais. Quand l'un s'arrête, l'autre s'élance au galop sur les traces de l'animal, qui se trouve ainsi ne pas avoir un moment de relâche et lutter toujours avec des chevaux frais. Aussi, le chasseur qui part le dernier est nécessairement le vainqueur de l'autruche. Cette victoire n'est pas sans danger. L'autruche en tombant inspire au cheval, par le mouvement de ses ailes, une terreur qui est souvent fatale au cavalier.
              On ne met aux chevaux qui doivent fournir ces ardentes courses qu'une seule housse et une selle d'une extrême légèreté. Quelques cavaliers n'emploient même que des étriers de bois et un mors très léger, également attaché par une simple ficelle. Le chasseur porte avec lui une petite outre remplie d'eau; il humecte le mors d'heure en heure pour maintenir dans un état de fraîcheur la bouche du cheval.
              Cette course à cinq cavaliers n'est pas, du reste, la seule manière de chasser l'autruche. Quelquefois, un Arabe, qui connaît à fond les habitudes de ce gibier, va se poster seul près d'un endroit où l'autruche passe d'ordinaire, près d'un col de montagne, par exemple, et aussitôt qu'il aperçoit l'animal, se livre au galop à sa poursuite. Il est rare que ce chasseur réussisse, car peu de chevaux peuvent atteindre l'autruche; j'ai possédé toutefois une jument qui excellait dans cette chasse.
              Quoique le cheval soit habituellement employé contre l'autruche, dans cette chasse comme dans toutes les autres, il n'est pas cependant pour l'homme un indispensable compagnon. La ruse se charge parfois à elle seule de combattre l'autruche. A l'époque de la ponte, des chasseurs pratiquent des trous auprès des nids, s'y blottissent et tuent la mère au moment où elle vient visiter ses oeufs. Enfin, les Arabes ont recours aussi à des déguisements. Quelques-uns d'entre eux se revêtent d'une peau d'autruche et approchent ainsi de l'animal qu'ils veulent tuer. Des chasseurs, ainsi déguisés, ont été, dit-on, plus d'une fois atteints par leurs compagnons.
              Quand une autruche a eu une jambe brisée par un coup de feu, elle ne peut plus, comme les autres bipèdes, sauter sur une seule jambe. Cela tient à ce qu'il n'y a pas de moelle dans ses os, et que des os sans moelle ne peuvent guérir lorsqu'ils ont été fracturés. Les Arabes affirment que l'autruche est sourde et que l'odorat chez elle remplace l'ouie.

              L'hyène est un animal fort, dont les mâchoires sont dangereuses, mais lâche et fuyant le grand jour.
              Elle habite ordinairement des excavations que l'on trouve dans les ravins ou dans les rochers.
              Elle ne marche habituellement que la nuit, recherche les charognes, les cadavres et commet de tels dégâts dans les cimetières, que les Arabes, pour s'y opposer, ont soin d'enterrer très profondément leurs morts. Dans certains pays même, on construit deux cases pour un seul cadavre, qui est alors contenu dans la case inférieure.
              En général, elle n'attaque pas les troupeaux; cependant, la nuit, autour des tribus, elle enlève quelquefois des chiens de garde.
              Les Arabes en font peu de cas, ils s'amusent à la chasser à cheval et la font prendre par leurs lévriers, sans lui faire les honneurs des coups de fusil.
              Quand on a bien reconnu la tanière dans laquelle elle se tient, il n'est pas rare de trouver des Arabes qui la méprisent assez pour y pénétrer hardiment, après en avoir toutefois très soigneusement bouché l'entrée avec leur burnous, de manière à empêcher le moindre jour d'y entrer. Arrivés là, ils s'en approchent en lui parlant avec énergie, s'en emparent, la bâillonnent sans qu'elle oppose la moindre résistance, tant elle est devenue craintive, et puis la font sortir à grands coups de bâton.
              La peau d'un animal aussi lâche est peu estimée. Dans beaucoup de tentes, on ne la laisserait point entrer; elle ne peut que porter malheur.
              Les Arabes du peuple mangent la chair de l'hyène qui, du reste, n'est pas bonne. Ils se garderaient bien de toucher à la tète et surtout à la cervelle. Ils croient que ce contact suffirait à les rendre fous.

              Laissons de ce côté cet ignoble animal, et maintenant arrivons à la chasse qui vraiment est digne d'aiguillonner des intelligences, d'embraser des âmes guerrières. Le chasseur arabe s'attaque au lion.
              Il a, dans cette audacieuse entreprise, d'autant plus de mérite que le lion est, en Afrique, un être redoutable, sur lequel existe un nombre de mystérieuses et terribles légendes, dont une superstition épouvantée protége la formidable majesté. Avec cet esprit observateur qui leur est très distinctif, les Arabes ont fait sur le lion une série de remarques dignes d'être recueillies et conservées.

              Pendant le jour, le lion cherche rarement à attaquer l'homme; d'ordinaire même si quelque voyageur passe auprès de lui, il détourne la tète et fait semblant de ne pas l'apercevoir. Cependant, si quelque imprudent, côtoyant un buisson où il est couché, s'écrie tout à coup : " Il est là (ra hena)," le lion s'élance sur celui qui vient de troubler son repos.
              Avec la nuit, l'humeur du lion change complètement. Quand le soleil est couché, il est dangereux de se hasarder dans les pays boisés, accidentés, sauvages; c'est là que le lion tend ses embuscades, qu'on le rencontre sur les sentiers qu'il coupe en les barrant de son corps.

              Voici, suivant les Arabes, quelques-uns des drames nocturnes qui se passent alors habituellement. Si l'homme isolé, courrier, voyageur, porteur de lettres, qui vient à rencontrer le lion, a le coeur solidement trempé , il marche droit à l'animal en brandissant son sabre ou son fusil , mais en se gardant de tirer ou de frapper. Il se borne à crier :
              " 0 le voleur, le coupeur de routes, le fils de celle qui n'a jamais dit non! Crois-tu m'effrayer? Tu ne sais donc pas que je suis un tel, fils d'un tel? lève-toi et laisse-moi continuer ma route. "
              Le lion attend que l'homme se soit approché de lui, puis il s'en va se coucher encore à mille pas plus loin. C'est toute une série d'effrayantes épreuves que le voyageur est obligé de supporter. Toutes les fois qu'il a quitté le sentier, le lion disparaît, mais pour un moment seulement ; bientôt on le voit reparaître, et, dans foules ses manoeuvres, il est accompagné d'un terrible bruit. Il casse dans la foret d'innombrables branches avec sa queue, il rugit, il hurle, il grogne, lance des bouffées d'une haleine empestée, il joue avec l'objet de ses multiples et bizarres attaques qu'il tient continuellement suspendu entre la crainte et l'espérance, comme le chat avec la souris. Si celui qui est engagé dans cette lutte ne sent pas son courage faiblir, s'il parvient, suivant l'expression arabe, à bien tenir son âme, le lion le quitte et s'en va chercher fortune ailleurs.
              Si le lion, au contraire, s'aperçoit qu'il a affaire à un homme dont la contenance est effrayée, dont la voix est tremblante, qui n'a pas osé articuler une menace, il redouble, pour l'effrayer davantage encore, le manége que nous avons décrit. Il s'approche de sa victime, la pousse avec son épaule hors du sentier, qu'il intercepte à chaque instant, s'en amuse enfin de toute manière, jusqu'à ce qu'il finisse par la dévorer à moitié évanouie.

              Rien d'incroyable, du reste, dans le phénomène que tous les Arabes ont constaté. L'ascendant du courage sur les animaux est un fait incontestable.
              Suivant les Arabes, quelques-uns de ces voleurs de profession, qui marchent la nuit armés jusqu'aux dents, au lieu de redouter le lion, lui crient, quand ils le rencontrent :
              " Je ne suis pas ton affaire. Je suis un voleur comme toi ; passe ton chemin, ou, si tu veux, allons voler ensemble. "
              On ajoute que quelquefois le lion les suit et va tenter un coup sur le douar où ils dirigent leurs pas. On prétend que cette bonne amitié entre les lions et les voleurs se manifeste souvent d'une manière assez frappante. On aurait vu des voleurs, aux heures de leurs repas, traiter les lions comme des chiens, en leur jetant, à une certaine distance, les pieds et les entrailles des animaux dont ils se nourrissaient.
              Des femmes arabes auraient aussi employé avec succès l'intrépidité contre le lion. Elles l'auraient poursuivi au moment où il emportait des brebis et lui auraient fait lâcher sa prise en lui donnant des coups de bâton, accompagné de ces paroles : " Voleur, fils de voleur. "

              La honte, disent les Arabes, s'emparait alors du lion qui s'éloignait au plus vite. Ce dernier trait prouve que le lion chez les Arabes est une sorte de créature à part, tenant le milieu entre l'homme et l'animal, une créature qui, en raison de sa force, leur parait douée d'une particulière intelligence. La légende suivante, destinée à expliquer comment le lion laisse échapper le mouton plus facilement que toutes ses autres proies, confirme celte opinion.

              En énumérant ce que ses forces Iui permettaient de faire, le lion dit un jour :
              " An cha Allah, s'il plait à Dieu, j'enlèverai, sans me gêner, le cheval.
              An cha Allah, j`emporterai, quand je voudrai, la génisse, et son poids ne m'empêchera pas de courir. "

              Quand il en vint à la brebis, il la crut tellement au-dessous de lui qu'il négligea cette religieuse formule : s'il plaît à Dieu; et Dieu le condamna pour le punir à ne pouvoir jamais que la traîner.
              Il y a plusieurs manières de chasser le lion.

              Quand un lion parait dans une tribu, des signes de toute nature révèlent sa présence. D'abord ce sont des rugissements dont la terre même semble trembler; puis ce sont de continuels dégâts, de perpétuels accidents. Une génisse, un poulain sont enlevés, un homme mémé disparaît; l'alarme se répand sous toutes les tentes, les femmes tremblent pour leurs biens et pour leurs enfants : de tous les côtés ce sont des plaintes. Les chasseurs décrètent la mort de cet incommode voisin.
              On fait une publication dans les marchés pour qu'à tel jour et à telle heure, cavaliers et fantassins, tous les hommes en état de chasser, soient réunis en armes à un endroit désigné.
              On a reconnu d'avance le fourré où le lion se retire pendant la journée; on se met en marche, les fantassins sont en tète.

              Quand ils arrivent à une cinquantaine de pas du buisson où ils doivent rencontrer l'ennemi, ils s'arrêtent, ils attendent, se réunissent et se forment sur trois rangs de profondeur, le deuxième rang prés à entrer dans les intervalles du premier, si un secours est nécessaire; le troisième rang, bien serré, bien uni, composé d'excellents tireurs qui forment une invincible réserve.
              Alors commence un étrange spectacle, le premier rang se met a injurier le lion et même à envoyer quelques balles dans sa retraite pour le décider à sortir :
              " Le voilà donc celui qui se croit le plus brave. il n'a pas su se montrer devant les hommes; ce n'est pas lui, ce n'est pas le lion; ce n'est qu'un lâche voleur; que Dieu le maudisse ! "
              Le lion, que l'on aperçoit quelquefois pendant qu'on le traite ainsi, regarde tranquillement de tous les côtés, baille, s'étire et semble insensible à tout ce qui se passe autour de lui.
              Cependant, quelques balles isolées le frappent; alors, il vient, magnifique d'audace et de courage, se placer devant le buisson qui le contenait. On se tait. Le lion rugit, roule des yeux flamboyants, se recule, se recouche, se relève, fait craquer avec son corps et sa queue tous les branchages qui l'entourent.
              Le premier rang décharge ses armes, le lion s'élance et vient tomber le plus souvent sous le feu du deuxième rang qui est entré dans les intervalles du premier.

              Ce moment est critique, car le lion ne cesse la lutte que lorsqu'une balle l'a frappé à la tête ou au coeur. Il n'est pas rare de le voir continuer à combattre avec dix ou douze balles à travers le corps; c'est dire que les fantassins ne l'abattent jamais sans avoir des hommes tués ou blessés.
              Les cavaliers qui ont accompagné cette infanterie n'ont rien à faire tant que leur ennemi ne quitte pas les pays accidentés; leur rôle commence si, comme cela a lieu quelquefois dans les péripéties de la lutte, les hommes à pied parviennent à rejeter le lion sur un plateau où dans la plaine.
              Alors s'engage un nouveau genre de combat qui a aussi son intérêt et son originalité; chaque cavalier, suivant son agilité et sa hardiesse, lance son cheval à fond de train, tire sur le lion comme sur une cible à une courte distance, tourne sa monture dès que son coup est parti, et va plus loin charger son arme pour recommencer aussitôt.

              Le lion, attaqué de tous les côtés, blessé à chaque instant, fait face partout; il se jette en avant, fuit, revient et ne succombe qu'après une lutte glorieuse, mais que sa défaite doit fatalement terminer, car contre des cavaliers et des chevaux arabes tout succès lui est impossible. Il n'a que trois bonds terribles, sa course ensuite manque d'agilité. Un cheval ordinaire le distance sans peine; il faut avoir vu un pareil combat pour s'en faire une idée. Chaque cavalier lance une imprécation, les paroles se croisent, les burnous se relèvent, la poudre tonne; on se presse, on s'évite, le lion rugit, les balles sifflent, c'est vraiment émouvant.
              Malgré tout ce tumulte, les accidents sont fort rares. Les chasseurs n'ont guère à redouter qu'une chute qui les jetterait sous la griffe de leur ennemi, ou, mésaventure plus fréquente, une balle amie mais imprudente.

              On connaît maintenant la forme la plus pittoresque, la plus guerrière que puisse prendre la chasse au lion. Cette chasse se fait encore par d'autres procédés qui, peut-être même, ont quelque chose de plus sûr et de plus promptement efficace.
              Les Arabes ont remarqué que le lendemain d'un jour où il a enlevé et mangé des bestiaux, le lion, sous l'empire d'une digestion difficile, reste dans sa retraite fatigué, endormi, incapable de bouger. Lorsqu'un lieu troublé d'ordinaire par des rugissements, reste une soirée entière dans le silence, on peut croire que l'hôte redoutable qui l'habite est plongé dans cet état d'engourdissement. Alors un homme courageux, dévoué, arrive en suivant la piste jusqu'au massif où se lient l'animal, l'ajuste et le tue roide en lui logeant une halle entre les deux yeux.
              Kaddour-ben-Mohammed, des Oulad-Messelem, fraction des Ounougha, passe pour avoir tué plusieurs lions de cette manière.

              On emploie aussi contre le lion différentes espèces d'embuscades. Ainsi les Arabes pratiquent, sur la route de son repaire, une excavation qu'ils recouvrent d'une mince cloison. L'animal brise par son poids ce léger plancher et se trouve pris dans le piége.
              Quelquefois on creuse, auprès d'un cadavre, un trou recouvert de forts madriers, entre lesquels on ménage seulement une ouverture nécessaire pour laisser passer le canon d'un fusil. C'est dans ce trou, appelé melebda, que le chasseur se blottit; au moment où le lion se dirige vers le cadavre, il l'ajuste avec soin et fait feu. Souvent le lion, lorsqu'il n'a pas été atteint, se jette sur le melebda, brise avec ses griffes les madriers, et dévore le chasseur derrière son rempart anéanti.

              Quelques hommes enfin entreprennent contre le lion une chasse aventureuse et héroïque, rappelant. les prouesses chevaleresques. Voici comment, à son dire, s'y prenait Si-Mohammed-Esnoussi, homme d'une véracité reconnue, qui habitait le Djebel Guezoul, auprès de Tiaret.
              " Je montais sur un bon cheval, c'est Mohamed lui-même qui parle, et je me rendais à la forêt pendant une nuit où brillait la lune. J'étais bon tireur alors, jamais ma balle ne tombait à terre. Je me mettais à crier plusieurs fois : Ataiah! Le lion sortait et se dirigeait vers l'endroit d'où partait le cri et je tirais aussitôt sur lui. Souvent un même fourré renfermait plusieurs lions qui se présentaient à la fois. Si une de ces bêtes m'approchait par derrière, je tournais la tète et je visais pardessus la croupe de mon cheval; puis, dans la crainte d'avoir manqué, je partais au galop. Si j'étais attaqué par devant, je détournais mon cheval et recommençais la même manoeuvre. "
              Les gens du pays affirment que le nombre des lions tués par Mohammed-ben-Esnoussi atteignait presque la centaine. Cet intrépide chasseur vivait encore en l'an 1253 (1836 de J. C.). Quand je le vis, il avait perdu la vue. Qu'il jouisse de la miséricorde de Dieu!

              Une chasse plus dangereuse encore que la chasse dirigée contre le lion lui-même, c'est la chasse que l'on fait à ses petits. Il se rencontre toutefois des gens pour tenter cette périlleuse entreprise.
              Tous les jours le lion et la lionne sortent de leur repaire vers trois ou quatre heures de l'après-midi pour aller au loin faire une reconnaissance, dans le but sans doute de procurer des aliments à leur famille, Ou les voit sur une hauteur examiner les douars, la fumée qui s'en échappe, l'emplacement des troupeaux; ils s'en vont après avoir poussé quelques horribles rugissements qui sont des avertissements précieux pour les populations d'alentour.
              C'est pendant cette absence qu'il faut se glisser avec adresse jusqu'aux petits, et les enlever en ayant soin de les bâillonner étroitement ; car leurs cris ne manqueraient pas d'attirer un père et une mère qui ne pardonneraient point. Après un coup de cette nature, tout un pays doit redoubler de vigilance. Pendant sept ou huit jours ce sont des courses éperdues et des rugissements atroces; le lion est devenu terrible, il ne faudrait pas alors que l'oeil vînt à rencontrer l'oeil.

              La chair du lion, quoiqu'on la mange quelquefois, n'est pas bonne; mais sa peau est un présent précieux; on ne la donne qu'aux sultans, aux chefs illustres, ou bien aux marabouts et aux Zaouyas.
              Les Arabes croient qu'il est bon de dormir sur une peau de lion; on éloigne ainsi les démons, ou conjure le malheur et on se préserve de certaines maladies.
              Les griffes du lion montées en argent deviennent des ornements pour les femmes, la peau de son front est un talisman que certains hommes placent sur leurs têtes pour maintenir dans leurs cervelles l'audace et l'énergie.

              En résumé la chasse au lion est un grand honneur dans le pays arabe. Tout combat contre le lion peut avoir pour devise le mot : Meurs ou tue. " Celui qui le tue le mange, dit le proverbe, et celui qui ne le tue pas en est mangé. " Aussi donne-t-on à un homme qui a tué un lion ce laconique et viril éloge, on dit : Celui-là, c'est lui. Hadak houa.
              Une croyance populaire montre la grandeur du rôle que joue le lion dans la vie et dans l'imagination arabes. Quand le lion rugit, le peuple prétend que l'on peut facilement distinguer les paroles suivantes : " Ahna ou ben el mera, moi et le fils de la femme. " Or, comme il répète deux fois ben et mera et ne dit ahna qu'une seule fois, on en conclut qu'il ne reconnaît au-dessus de lui que le fils de la femme.

(1) Ce croisement n'est pas impossible; Buffon, après l'avoir nié, le constate sur des documents d'une incontestable authenticité.

A SUIVRE

MON PANTHÉON DE L'ALGÉRIE FRANÇAISE
DE M. Roger BRASIER
Créateur du Musée de l'Algérie Française
Envoyé par Mme Caroline Clergeau

EMILE DERMENGHEM
Paris, 1892 - 1971.
Historien,
Ethnographe et Orientaliste,
Archiviste du Gouvernement Général de l'Algérie (1942-1950),
Conservateur de la Délégation Générale (1960-1962).



" L'idée de Sainteté est l'une des plus universelles qui soit, sa nuance de teintes est fort différente selon les temps et les lieux. Il n'est guère de peuples qui ne placent le héros sacré à l'origine de la cité, au principe de sa conservation, au sommet de son idéal. Mais ce saint prend des aspects et revêt des costumes divers "

Naissance de Mahomet (Jamiat Tawarikh)

Mahomet adolescent salué par le moine Bahira
Mahomet et l'ange Gabriel

"Après avoir servi de truchement aux forces obscures du cosmos pour vitaliser et diriger le groupe, après avoir incarné un idéal d'harmonie ou de sacrifice et de perfection dans la générosité, il devient la fine pointe de l'esprit humain tendue vers la réalité suprême. Toujours, il est l'être "élu", "dévoué", qui est "consacré", qui est sorti de la caverne aux fantômes, platonicienne, chez qui se concentrent et s'amplifient les forces qui sont à l'extrême pointe de la condition humaine, et qui fait passer le courant divin dans la société et dans le monde".

Alger : intérieur, le tombeau du Saint


Le cimetière
Une page de Coran vue par Mohammed Racim
Mosquée Sidi Abderrhamane




Marabout de Messaâd
La prière, vue par Etienne Dinet

A SUIVRE

Gérard FRELING
Auteur, Compositeur, Interprête


   Album dédié à la communauté Pieds Noirs   

        Avec "Nos paradis perdus" Gérard FRELING signe un Album tout en émotions.. Il nous entraîne au plus profond de nos sentiments...pour notre plus grand plaisir! Sa voix portée par les orchestrations met en valeur les textes aux senteurs et aux couleurs de là-bas . On s'y croirait

La chanson "La Cathédrale Abandonnée" que vous écoutez en ce moment est extraite de cet album et a été offerte gracieusement par l'auteur.

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LE LOYALISME DE L'ALGERIE ET DE LA TUNISIE
DOCUMENTS ET INFORMATIONS
L'Illustration 24 octobre 1914

          On a signalé déjà à plusieurs reprises, mais on ne saurait trop redire I'enthousiasme avec lequel les Arabes d'Algérie et de Tunisie s'enrôlent sous le drapeau de la France ; le loyalisme de nos populations africaines ne le cède en rien à celui que la Grande-Bretagne a rencontré dans toutes les colonies de son immense empire. Nous, avons le droit de nous enorgueillir d'un pareil mouvement ; il atteste avec une ampleur merveilleuse les sympathies profondes qu'en dépit de heurts passagers résultant des différences de races nous avons su conquérir parmi les indigènes.
          Un de nos abonnés de Mostaganem, M. Souffron, nous écrivait il y a déjà quelque temps :
          " Depuis le début de la guerre, l'Algérie a fourni d'importants contingents à la France, et ce réservoir n'est pas près de s'épuiser. Après avoir provoqué des engagements très nombreux dans les tirailleurs, les caïds s'occupent de nous recruter des goumiers parmi les meilleurs cavaliers de leurs tribus. Un grand caïd qu'on disait hostile à notre influence en a présenté lui-même à l'autorité militaire; le Célèbre Marabout Ben Touccouc en a recruté un nombre considérable parmi les tribus de la montagne.

           Tous ces hommes arrivent, montés sur d'admirables chevaux de sang, encadrés par leurs chefs revétus du manteau de pourpre rehaussée d'or. Sur ses instruments criards, aux sons étranges, une nouba joue la Marseillaise, sous la direction d'un marabout vénérable. Des vétérans de tirailleurs, la poitrine constellée de médailles, portent presque hampe à hampe, l'étendard du prophète et le drapeau tricolore. L'enthousiasme est tel que l'on a vu des Arabes de soixante-dix ans en déclarer cinquante, afin de pouvoir s'engager ; et ces braves étaient encore assez vigoureux pour rendre la méprise possible.
          Les réjouissances qui cloturent chaque année la fin du Rhamadan ont été supprimées ; dans toutes les mosquées on prie pour le succès des armes françaises. Non seulement on n'a signalé aucun acte de déprédation sur les récoltes, mais de nombreuses listes de souscriptions ont été remplies par les hommes de la plaine et de la montagne pour secourir les blessés français... "

           Les mêmes choses se passèrent en Tunisie. Au début de la mobilisation, on avait convoqué à Tunis seulement 11000 Arabes; dans une seule journée, 9000 se présentèrent. Depuis lors, les engagements n'ont cessé d'affluer.



Le bonheur d'enfance
De Mme Marcelle CHAMAYOU
Trait d'Union N° 46, janvier 2000

Et puisque, c'est le temps des voeux et des cadeaux,
Je souhaite chers amis, en ces jours de clarté
Où les fées, les génies sont tout près des berceaux,
Où le ciel met des roses à son chapeau troué
Toutes les bonnes choses qu'on croyait effacées
Qui reviennent chaque année, secouant leur poussière,
Pour nous rendre, en un jour, et la joie retrouvée
Et le bonheur d'enfance qu'on avait oublié ...

Marcelle CHAMAYOU      


Jérome BERTAGNA
Envoyé par M. Gérard BUONO

Une photo assez rare puisque unique de la statue de Jérome Bertagna. Elle a été prise à la demande de mon père (pour lui) par le photographe de la Préfecture de Bône. C'était un sergent de l'armée de terre qui s'appellait TAILLEPIED. Cette photo a été prise en 1961 ou 62, juste avant l'indépendance, en tout cas.
Gérard Buono     

MESSAGES
S.V.P., lorsqu'une réponse aux messages ci dessous peut, être susceptible de profiter à la Communauté, n'hésitez pas à informer le site. Merci d'avance, J.P. Bartolini

Notre Ami Jean Louis Ventura créateur d'un autre site de Bône a créé une rubrique d'ANNONCES et d'AVIS de RECHERCHE qui est liée avec les numéros de la seybouse.
Pour prendre connaissance de cette rubrique,
cliquez ICI pour d'autres messages.
sur le site de notre Ami Jean Louis Ventura

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De M. Roger VETILLARD

Lecteurs de la Seybouse
Vous faites partie de ces personnes amies auxquelles j'ai voulu annoncer que mon livre "Setif mai 1945, massacres en Algérie" vient de recevoir le pris Robert Cornevin de l'Académie des Sciences d'Outre-Mer qui couronne le livre d'histoire de l'Afrique qui a retenu l'attention de cette Assemblée pour l'année 2008.
Bien Cordialement
Roger VETILLARD
adresse : rvetillard@capio.fr

De Mme. Chavet Cathy

Bonjour
Deux amies nées :
Une le 07 janvier 1955 à oran sous le nom de Louise DABOURNEAU
Une le 19 janvier 1958 à oran sous le nom de Micheline Raymonde
Recherchent leurs mères biologiques, merci de nous aider en passant cette annonce.
Mme Chavet Cathy
adresse : cathyroules@hotmail.fr

De M. Pierre Jarrige

Chers Amis
Voici quatre Diaporamas sur les Aéronefs d'Algérie. A vous de les faire connaître.
Diaporama 1
Diaporama 2
Diaporama 3
Diaporama 4
Pierre Jarrige
Site Web:http://www.aviation-algerie.com/
Mon adresse : pjarrige@orange.fr

DIVERS LIENS VERS LES SITES


M. Robert Antoine et son site de STAOUELI vous annoncent la mise à jour du site au 1er Janvier.
Son adresse: http://www.piednoir.net/staoueli
Nous vous invitons à visiter la mise à jour.
Le Staouélien

M. Gilles Martinez et son site de GUELMA vous annoncent la mise à jour du site au 1er Janvier.
Son adresse: http://www.piednoir.net/guelma
Nous vous invitons à visiter la mise à jour.
Le Guelmois

cliquez ICI pour d'autres messages.

Le baptême de l'air
Envoyé par Marc Spina

         Une petite blagues de retraités qui ne savent pas quoi faire pour occuper leur journée !!!!

         Les gens qui travaillent demandent souvent à ceux qui sont à la retraite ce qu'ils font de la journée.

         Et bien par exemple, l'autre jour avec ma femme nous sommes allés en ville et nous sommes entrés dans un magasin.

         Quand nous sommes sortis, un flic était en train de remplir une amende de parking.

         Nous nous sommes approchés et lui avons demandé, « Allez vous feriez bien un petit geste envers des retraités »

         Il nous a ignoré et à continué de remplir son PV.
         Je l'ai traité de gros porc. Il m'a regardé et à commence un autre PV pour des pneus lisses.

         Alors ma femme l'a traité de roi des trous du cul. Il a fini le deuxième PV, l'a mis sous l'essuie glace et en a commencé un troisième.
         Ce petit manège a continué pendant 20 minutes, plus on l'insultait, plus il remplissait de PV.

         Personnellement on s'en fichait, on était venu en bus !...
         Depuis notre retraite nous essayons chaque jour de nous amuser un peu.

         C'est important à notre âge.
        



Ballade des Montres                 
                 du temps jadis
L'Illustration - 25 septembre 1915

L'HOMME AU GALOP
Envoyé par Viviane Tardieux


Un petit texte fort intéressant... , REPONSE
Victor HUGO, dans " Napoléon, le petit "
Réédité chez Actes Sud
Vive la littérature française... !
                            Vous pensiez à qui ?...




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Avez-vous des suggestions ? si oui, lesquelles ?
En cliquant sur le nom des auteurs en tête de rubrique, vous pouvez leur écrire directement,
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D'avance, merci pour vos réponses. ===> ICI


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