LA SEYBOUSE (le Journal)
De LOUIS ARNAUD

De bouche à oreille

LA Seybouse » dont le premier numéro parut à Bône, le 4 juillet 1843, était un petit journal imprimé par Dagand, son propriétaire-gérant, sur quatre pages, de format M. 32, divisées chacune en trois colonnes.

Il était bimensuel, ne paraissant que les 4, 14 et 24 de chaque mois. Son abonnement coûtait quatorze francs par an, ce qui mettait le prix du numéro à un peu plus de 40 centimes.

Sa quatrième page était entièrement réservée aux annonces légales, judiciaires, administratives et commerciales et aux bulletins d'Etat Civil. Elle servait aussi à la publication des listes d'arrivées et départs des passagers, des mercuriales et des mouvements des navires.

Tout le reste du Journal était consacré à des questions économiques se rapportant toujours à l'avenir de la Ville et de sa région, à des chroniques judiciaires, faits divers locaux et informations maritimes.

Ces informations maritimes consistaient très souvent, hélas, en récits de tempêtes et de naufrages dont la rade de Bône était le théâtre assez fréquemment.

La rade, bien abritée contre les vents du Nord était malheureusement trop exposée aux vents d'Est, particulièrement violents pendant l'hiver.

Comme il n'existait alors aucun ouvrage pour arrêter ou tempérer la fureur des vagues, les mouillages des Cazarins et du Fort Cigogne étaient vite, sous l'impétuosité des bourrasques, rendus intenables pour les navires qui y étaient ancrés.

En un clin d'œil, ces bâtiments devenaient les jouets des flots, et ballottés comme des coquilles de noix, certains étaient jetés contre les rochers de la pointe Cigogne, se brisant ou s'endommageant fortement, tandis que d'autres allaient s'échouer sur la barre de sable de l'embouchure de la Seybouse.

« L'Illustration », périodique fondé, nous dit Larousse, en 1843, (lui aussi), « dans le but de reproduire, par la plume « et par l'image, les principaux événements du jour, les cérémonies, les catastrophes... » publia, dans les premiers temps de l'année 1853, un dessin, tenant toute sa première page, représentant la tempête qui avait sévi le 12 janvier 1858 sur la rade de Bône.

Ce dessin, véritable vision d'épouvante et d'horreur, est encore encadré et accroché au mur de l'une des salles de l'Hôtel des Ponts et Chaussées du Boulevard Henri Narbonne.

Il est accompagné, reproduits par la rédaction, d'extraits d'une correspondance particulière reçue d'un témoin oculaire de cette épouvantable catastrophe.

« Notre rade, pouvait-on lire, a reçu cette nuit, la visite périodique que la tempête lui fait, au moins une fois par an, et sept navires broyés contre nos côtes témoignent, une fois de plus, de l'urgence et de l'indispensable nécessité de la création d'un port que réclament, depuis si longtemps, la sûreté des nombreux équipages qui fréquentent nos parages et les intérêts du commerce qui prend chaque jour de plus grandes proportions ».


Tempête dans la rade de Bône, le 12 janvier 1853

« Pendant tout l'après-midi, la mer battit de ses flots furieux, les navires qui se raidissaient sur leurs amarres, et une grande partie de la population, avide d'émouvants spectacles, a pu assister à cette lutte gigantesque de laquelle les éléments devaient nécessairement sortir victorieux ».

« A la tombée du jour, les nuages chargés de grains, la mer grossissant de plus en plus et le vent redoublant d'intensité ne laissaient aucun espoir sur le sort des bâtiments livrés à la merci de la tourmente, et, en effet, le lendemain matin, nos plages, jonchées de débris, nous apprenaient la grandeur du désastre, qu'une nuit affreuse avait dérobé aux yeux de tous ».

Et, « l'Illustration », donnait les noms et les caractéristiques des huit navires et non sept, qui avaient été naufragés dans cette seule nuit.

La rade de Bône avait toujours été un épouvantail pour les marins et pour les assureurs maritimes. Tous les ans, vers la même époque, dans le cours du mois de janvier, plus particulièrement, des naufrages plus ou moins importants jetaient la consternation et le deuil dans la population.

Dans le premier numéro de l'année 1846, celui du 4 janvier, la chronique maritime de la « Seybouse », était tout entière consacrée à trois de ces sinistres événements survenus tous les trois dans le même après-midi du 2 janvier précédent.

D'abord, le bateau à vapeur « Titan », forcé par la tempête, le 2 janvier, de relâcher au Fort Génois, y était encore immobilisé le 4 janvier, coupé de toutes relations avec la terre et sans avoir pu seulement livrer le courrier dont il était chargé pour Bône

Puis, c'était la relation de la navrante équipée de quatre des passagers de ce même « Titan » qui avaient commis l'imprudence de se faire conduire du Fort Génois à Bône par une barque maltaise parvenue, jusqu'au navire immobilisé, presque par miracle.

La barque maltaise avait sombré en arrivant au port, selon la fatidique expression. Elle avait, en effet, été jetée contre les rochers de la Pointe Cigogne et avait coulé, entraînant dans la mort les quatre passagers imprudents : un médecin, sa femme, leur domestique et un voyageur de commerce, ainsi que deux des quatre marins qui la montaient.

En même temps que la mer faisait ainsi six victimes à quelques mètres à peine du rivage, le brick français « Alexandre » s'échouait sur les bancs de sable de l'embouchure de la Seybouse et la tempête enlevait le second de ce bâtiment en perdition certaine.

Le personnel de la direction du port avait, comme on le pense, fort à faire en ces jours de tempête. J'ai sous les yeux au moment où j'écris ces lignes, deux médailles décernées vers cette époque à mon grand-père, Jacques Louis Arnaud, qui était, alors, Premier Maître du port de Bône, pour avoir participé à des opérations de sauvetage. L'une de ces médailles, la plus ancienne, est française et porte le millésime 1844 ; l'autre, qui est sarde, à l'effigie du roi Carlo-Alberto, et à la date de 1850, porte à son revers l'indication qu'elle fut accordée à « Giacomo Luigi Arnaud » « Generose soccorso all'equipaggio d'un brigantin sardo naufragato ».

Les numéros du vaillant petit Journal de Bône, un des plus anciens de l'Algérie après le vieil « Akhbar » d'Alger, fort heureusement, se suivaient et ne se ressemblaient pas.

Il y en eut certainement de moins dramatiques.

La collection complète de la « Seybouse » n'existe malheureusement nulle part, à Bône, non plus qu'aux archives départementales du chef-lieu. Elle existe en partie à l'Académie d'Hippone.

On en retrouve quelques numéros épars, en dehors de deux ou trois années entières, pieusement conservés par de vieux Bônois fanatiques du Passé de leur ville.

Ces trop rares brides du Passé sont, quand, même extrêmement intéressantes à parcourir.

On y retrouve l'âme de la petite ville naissante à la vie française. Un siècle est passé sur ce pauvre papier jauni par le temps sans atténuer la force des cris d'espérance et de confiance dans l'avenir qui y sont exprimées.

Ces trois petites colonnes étroites et touffues sont bourrées de faits et d'idées.

Il y a de tout, dans ce fouillis de lignes composées en petits caractères. Les nouvelles et les avis s'y suivent sans titres, ni sous-titres, à peine séparés par des interlignes réduits à leur plus simple expression, pour ne point perdre de place ? - les faits divers locaux sont rapportés d'une manière originale mélangée d'humour, de plaisant et de sévère.

Un jour, en 1845, ce journal nous dit la belle histoire de ce juge civil qui bien que s'appelant M. Hun, nom évoquant Attila « le Fléau de Dieu » et ses hordes barbares, avait donné le plus bel exemple de courage, de dévouement à son prochain et de modestie.

Se promenant à cheval, sur les bords de la Boudjimah en pleine crue, le magistrat avait aperçu un Jeune Kabyle emporté par le courant et voué à une mort certaine ; sans la moindre hésitation, il avait sauté bas de son cheval et s'était jeté tout habillé dans la rivière pour aller au secours de l'infortuné Kabyle qu'il réussit à arracher à la mort.

Puis, il était remonté à cheval et s'en était revenu chez lui ; sans jamais parler de son exploit.

Mais un beau jour, dans les rues de la ville ; le jeune Kabyle qui venait de sortir de l'hôpital avait reconnu le magistrat et l'avait suivi jusqu'au tribunal où celui ci se rendait comme d'habitude. Là, l'entrée avait été refusée au suiveur qui avait insisté pour aller retrouver le magistrat.

Il conta, alors, l'histoire de sa noyade, ajoutant qu'il voulait pouvoir exprimer sa reconnaissance à son courageux sauveteur à qui il devait d'être encore en vie.

C'est ainsi que l'on avait connu, en ville, le bel exploit du juge au Tribunal Civil.

Le lendemain, les notables de la population musulmane, apprenant ce fait, s'étaient rendus au Palais de Justice pour complimenter M. Hun, en présence de tous ses collègues.

Et le journal terminait sa longue relation de ces événements par ces lignes : « Nous sommes heureux de pouvoir faire connaître ce trait de courage que relève et que rend plus méritoire encore la modestie de son auteur ».

Ainsi faisait « La Seybouse ».
Comme le fleuve, dont elle avait pris le nom, elle charriait pêle-mêle, toutes les histoires de la ville.

La chronique maritime était souvent triste et pénible. La chronique judiciaire était toujours particulièrement abondante et soignée

Ainsi le 4 janvier 1847, après un article sur les forêts de la région bônoise qui allaient servir à l'alimentation des hauts-fourneaux de la Société de Bassano, se terminant par un nouvel acte de foi dans l'avenir prospère de la Cité, la rubrique « Faits divers » donnait le savoureux compte rendu d'audience que voici:
« Le 9 décembre dernier, les nommés Zagdoum et Boussena, marchands israélites, en sortant de la Synagogue, se prirent de querelle. Une lutte s'en suivit dans laquelle ils se portèrent tous les deux des coups. Haïem Zagdoum mordit l'oreille de son adversaire et lui en arracha un morceau avec les dents ».

« La police arriva à temps pour arrêter ces deux individus qui comparaissaient le 31 décembre ». Le morceau de l'oreille figure comme pièce à conviction.

« Les débats ont lieu. Le Tribunal entend les plaidoiries et les conclusions du Ministère public, puis, rend un jugement par lequel les deux prévenus, déclarés« coupables, sont condamnés, savoir : Haïem Zagdoum« à un mois et Boussena à huit jours d'emprisonnement« et chacun à 16 francs d'amende ».

« Après ce jugement, Boussena s'avance vers le Tribunal et demande la restitution de son oreille ce qui lui est accordé.

« L'ayant placée dans sa poche, il se retire gravement.

« La Seybouse » parut pendant quarante ans encore. Son dernier rédacteur en chef, Albert Fournier, partit en 1870, comme lieutenant, aux côtés du Capitaine Génova, avec les Volontaires Bônois pour aller au secours de la Patrie.

Mais, elle n'avait plus qu'une vie précaire, spasmodique et finit par suspendre sa publication.
Son imprimeur-propriétaire Dagand et, après lui, son neveu, Emile Thomas, qui lui avait succédé, effectuaient néanmoins chaque année religieusement, et pendant longtemps, le dépôt au parquet de Bône, d'un numéro occasionnel pour ne point perdre de droit à la propriété du titre.


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