BÔNE L'AIMABLE
Par Doré Ogrizek (1952
Extrait du livre L'AFRIQUE DU NORD


BÔNE. Le département de Constantine à deux chefs-lieux : l'officiel, qui est Constantine, imbu de son importance à juste titre et un autre Bône, qui prétend égaler son rival et ne se trompe guère. Constantine l'austère, Bône l'aimable. La capitale administrative, militaire, pétrée, cataclysmique, la capitale maritime, aérée, vivace.
Je ne jurerai pas que le département ne ressente cette bicéphalité comme une tare. On a cru récemment pouvoir y remédier, en créant un autre département dont Bône serait le chef-lieu. Mais le problème n'a pas qu'un aspect moral : l'économique s'en est mêlé, rendant la solution impossible, au moins dans l'immédiat.

A vrai dire, les Bônois ont beau jeu. Ils ont assez d'arguments pour démontrer qu'ils sont victimes d'une injustice, mais ils ont assez de philosophie pour la supporter allégrement, connaissant tout de même leur bonheur. Et leur bonheur, c'est d'être Bônois.
Si vous dîtes d'un Algérien qu'il est Algérois, Constantinois, ou Oranais vous n'aurez e1ncore indiqué que son origine et l'on vous demandera de préciser sa situation sociale, son, appartenance ethnique ou religieuse. Au contraire quelqu'un que l'on dit Bônois est du COUP tout entier défini. Par exemple, il serait absurde de parler d'un Corse bônois ou d'un " pataouète " bônois ou d"un... mais n'insistons pas : un Bônois, cela dit tout. Le Bônois, est conscient de sa valeur : il sait qu'ayant un caractère plus accusé que les autres Algériens, il se place à la pointe de l'évolution, du progrès, si tant est que le progrès puisse mener à la diversification. Mais comme il est modeste, il n'exige pas que l'on change désormais en Bônie le nom de l'Algérie. Le Bônois est fier de sa ville : il n'entend pas la comparer à celles qui lui sont numériquement ou économiquement plus importantes, car il sait qu'elles sont moins belles ; et surtout il lui suffit de posséder un cimetière dont toute l'Afrique du Nord assure qu'il donne envie de mourir. Enfin le Bônois a déjà son poète Edmond, Brua. qui écrit des fables " en bônois ".

Cette heureuse contrée doit à sa fertilité et à la sûreté de son mouillage d'avoir attiré (on le suppose tout au moins) les Crétois du troisième millénaire avant notre ère. Bien avant même, toutes sortes de peuplades du paléolithique et du néolithique ont habité la région et y ont laissé leurs traces. Sous les Romains, qui là comme ailleurs succédèrent aux Phéniciens, Hippo Regius fait une brillante entrée dans la littérature universelle, car on lui donne pour premier gouverneur l'historien Salluste. Bône est riche à cette époque et construit solidement ; à preuve l'Empire ses citernes, qui sont toujours utilisées. Au Vème siècle, alors que l'Empire romain s'est effondré, Hippone brille encore d'un vif éclat grâce à son évêque, l'africain saint Augustin, né à Thagaste (l'actuel Souk-Ahras), élevé à Madaure. " Pendant les années qui ont suivi la prise et le sac de Rome, la ville de saint Augustin est comme le centre de la chrétienté, " (Louis Leschi). Au VIIème siècle les Arabes occupent Hippone, et l'ayant trouvée sans doute déjà croulante, ils fondent à deux kilomètres de là une autre ville, Bona el Hadida, de la Nouvelle Hippone, germe de la Bône Actuelle.

Se fiant à une affirmation ancienne mais erronée, les archéologues ont longtemps cru qu'il n'y avait rien à découvrir sur l'emplacement d'Hippone. Cependant les fouilles, dont on peut dire qu'elles ont à peine donné des résultats appréciables : on a dégagé des villas luxueuses, ornées de mosaïques d'une exceptionnelle richesse de ton ; plus loin de très grands thermes, enfin un théâtre.


La basilique St-Augustin entourée de la cueillette du tabac et au-dessous le port
font que cette fresque illustre Bône.

De la ville moderne il n'y a rien à dire, sinon qu'elle est très plaisante, et spontanément : aérée, toute voisine du port, ouverte par de larges avenues dont l'une au moins, le cours Jérôme Bertagna, est célèbre au loin, inséparable de la réputation de Bône.

Puis il y a la verdure autour de la ville et les promenades dans les environs. Pour aller au cap de Garde, d'où la vue est très belle, la route longe la mer et les noms qu'on rencontre sont bien poétiques : plage du lever de l'aurore, baie des Caroubiers, baie des Corailleurs, crique Beau-Rivage. Le massif montagneux de I'Edough, aux portes mêmes de Bône, vêtu de chênes-lièges et de chênes zéens, propose la fraîcheur de ses sous-bois. A 900 mètres d'altitude et dans un site admirable, Bugeaud est tout l'été l'Alpe des Bônois.


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