Un massacre de dorades
Paru dans la Dépeche de l'Est années 50

Envoyé par André Gabard

Ah ! mais oui, en ce printemps de 1910, nul n'avait vu pareil passage de dorades dans le port de Bône. A telle enseigne qu'un Bônois, fils de Marseillais, disait encore, plusieurs années plus tard, qu'en ce temps-là, il n'y avait pour ainsi dire plus d'eau, c'était tout dorades!

BABABA, si vous auriez vu la forêt des roseaux, en dedans la jetée du Rocher du Lion ! Plus de cent ? qu'est-ce te dis, plus de cent ? Plus de mille, ouais et encore ! Et lève, et jette, et lève, et jette, et laisse que les copes y marchaient, et laisse que les cartales elles se remplissaient ! Le Bon Dieu qui m'aveugle, axe vous auriez restés de oir ce massacre.

Ma oilà mon histoire.
Mon père, ac' moi et mon oncle Wagner, en route pour la pêche un jeudi vers les une heure après manger! A force à force de chercher sur la jetée, (pourquoi, du monde, comme des mouches y en avait !), nous se trouvons une place. Ma moi je pouvais pas pêcher, trop petit j'étais.
Un quart d'heure y passe : oilà mon oncle qui s'accroche une madone de dorade. Le temps de sla prendre, y rejette, et vinga n'en oilà une autre.
Mon père y disait rien, ma je oyais bien qu'y commençoit à marronner.
Cinq minutes, dix minutes, ouillouillouille, oilà le roseau de mon oncle qui s'enfonce encore d'un seul coup. Tire que j'te tire, bataille que j'te bataille, à de bon cella la elle devait faire dans les deux kilos ! Moi, du temps que mon oncle y lévait la dorade, je descends dessur les blocs ac' le salabre, et heup ! je m'la tire.
Mon oncle y me fesait de l'œil, ac' un petit coup de tête du côté de papa, qui jurait à de bon.
Mon oncle : ". Qu'est-ce t'y as à jurer, ô Martin. Pêche seulement "
Mon père, laisse le qui se change la chevrette, qui se change l'hameçon ; qu'y jette la ligne juste dessur le poste à mon oncle : oualou !

Tout d'un coup :
Mon père : " O Diobone, n'en oilà une belle ! "
Y tire, y tire, ma la rascasse de ses bises, la oilà qu'elle se décroche.

Mon oncle : " Te sais pas pêcher la dorade, ô Martin. T'y attends pas assez longtemps quand ça touche. Tu tires trop vite. Un bon conseil : quand la dorade elle touche, laisse la faire, fume tranquillement ta cigarette, et quand y te reste à peine le mégot, alors seulement te donnes le coup... Zek, n'en oilà une autre ! Ça fait quatre, ô Martin ! ".

Mon père : (que la colère elle commence à sl'affoguer) " Et pêche les toutes si te veux ! Ma moi, je serais de toi, j'irais oir qu'est-ce qu'elle fait ma femme... y a pas rien que les boucs que les cornes elles leur poussent ! ".

Mon oncle laisse le qui rigole !
Mon oncle : " Personne y me le met pour la pêche, te sais. Le derrière y me tombe dessur un oursin si j'en tire pas six aujourd'hui. "

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Et mon oncle en prit bien six, et mon père, hélas! point. Pauvre papa !
Chacun rentra chez soi.
Et lorsque papa et moi pénétrâmes dans la cuisine, (je ne sais comment cela se fit), mon père me regarda, et, ayant mis le doigt sur les lèvres pour m'imposer silence, il jeta sur la table, d'un geste négligent, trois superbes dorades, dont une de deux kilos, aux grands applaudissements de maman, tellement fière d'un époux si adroit.