L'épopée africaine de La Moricère
BOU SEKINE (L'HOMME AU SABRE) POUR LES CONSTANTINOIS
EN RAISON DE LA MAGNIFIQUE STATUE
QUI SE TROUVAIT AU BAS DE L'AVENUE LIAGRE,
EN HOMMAGE A CE CONQUERANT DE LA "BRECHE"
DU MUR D'ENCEINTE DE LA VILLE EN 1837 (N.D.L.R.)

L'E.P.S., vous souvenez-vous? Cette Ecole Primaire Supérieure qui, avec l'Ecole Normale, affrontait sur les stades nos équipes lycéennes. Arriva le jour où quelque loi issue d'on ne sait plus quel ministère en fit un établissement du second degré semblable à nos bahuts.
On le baptisa alors du nom de celui qui, à la tète de ses zouaves, se couvrit de gloire en prenant Constantine à l'assaut: Lamoricière.
Après l'évocation du duc d'Aumale et du Dr Laveran, il était naturel que nos "Bahuts du Rummel" rappellent le souvenir du grand soldat parrainant le "petit frère" du Coudiat.
L'initiative de ce rappel du passé revient à notre camarade René Blanc, qui s'est documenté à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, commune où se trouve "rapatriée" la statue qui s'élevait à Constantine, place Lamoricière, au bas de l'Avenue Liagre.
Placée sur un socle de pierre blanche de Chauvigny (Vienne), haute de huit mètres cinquante de la base à la pointe de l'épée (l'ensemble pèse 21 tonnes), elle fut ré-inaugurée le 29 juin 1969 devant deux mille personnes, soixante et un ans après son érection en Algérie. Les honneurs militaires furent rendus par le pelo-ton équestre de l'école interarmes Saint- Cyr- Coët- Quidan.
Pourquoi Saint-Philbert-de-Grand-Lieu ? Parce qu'à deux kilomètres de là, se trouve la terre de la Moricière, très vieille seigneurie qui, après avoir appartenu à diverses familles depuis 1381, passa aux Juchault en 1715, par suite du mariage de Christophe juchault avec Geneviève Bouhier de la Verrie.
C'est dans la chapelle du cimetière de Saint-Philbert que reposent les cendres du valeureux soldat d'Afrique dont on lira la vie dans l'article "LAMORICIERE, LE COLONEL BOU CHECHIA" et dont on découvrira la personnalité pétrie de subtile psychologie et de folle bravoure.

LA MORICIERE, LE COLONEL BOU CHECHIA

Le 5 Février 1806, à Nantes, en l'hôtel de Goulaine, rue d'Argentine, naît Christophe Louis, Léon Juchault de la Moricière, fils de Christophe Svlvestre et de Désirée de Robineau de Bougon.
En lui, se conjuguent du sang monarchiste et du sang républicain : son grand--père et un oncle du côté paternel sont morts en combattant sous le drapeau blanc de Condé et de Charrette ; côté maternel, son grand-père a épousé les idées républicaines et ses oncles ont servi dans les armées de la République.
L'enfant grandit, devient lycéen à Nantes. Il est petit, râblé, tout en muscles, remarquablement adroit. Il subjugue ses camarades par sa soif d'apprendre, son intransigeance, sa force morale et sa nature bouillonnante.
Sorti de Polytechnique, il parachève sa formation militaire à l'école d'applica-tion de Metz d'où on lui assigne pour garnison Montpellier, dans le Génie.
En 1830 il fait partie du corps expéditionnaire et participe à la prise d'Alger.

La bataille à peine terminée, il remarque l'absence d'horloges dans la capitale de la Régence et - en esprit pratique - entreprend la construction de cadrans solaires.
Capitaine à 24 ans, il est à l'origine de la formation des zouaves dont le premier bataillon est constitué de Français et d'Arabes. Aussi, se met-il à étudier la langue de ces derniers et à apprendre l'histoire du pays conquis.
Très vite, il réagit contre les agissements des spéculateurs et s'élève contre l'es-clavage qui continue de se pratiquer : ne va-t-on pas jusqu'à rendre à leurs maîtres, les esclaves venus s'engager dans nos rangs. Inutile d'ajouter qu'il béné-ficie de la sympathie des musulmans.
En 1833 on le charge de créer et d'animer les bureaux arabes pour négocier avec les tribus. Celles-ci ne sont pas toujours faciles à convaincre, tels les turbulents Hadjoutes qui sont la hantise des troupiers français ; c'est pourtant chez eux qu'il réussit à recruter les premiers éléments d'un corps de cavalerie d'où naî-tront les spahis.
Cependant, un jeune marabout dont on vénère la sainte austérité tente de s'imposer à ses coreligionnaires : il se nomme Abd el Kader. Seul lui tient tête Mustapha Ben Ismaël. Mais l'Etat-major a le tort de ne pas accepter le concours de ce dernier ; on le regrettera plus tard ... trop tard.
Lucide face à ces problèmes, Lamoricière écrit ces paroles prémonitoires
'La religion est la seule idée commune que possèdent les Arabes ; c'est en son nom qu'on les réunira et le mot de ralliement sera "guerre sainte". jamais, on n'obtiendra qu'ils fassent leur prière du vendredi pour le roi Louis-Philippe : à Oran, ils la font pour l'empereur du Maroc, à Constantine pour le sul-tan de Constantinople ; à Alger -afin de ne pas se compromettre -pour "celui qui marche dans la bonne voie".

"Leur en demander d'avantage, ce serait comme si l'on demandait aux catholiques d'Irlande de reconnaître la reine d'Angleterre pour leur sou-veraine spirituelle".
Au mépris de cet avertissement, cinq ans après la prise d'Alger, la situa-tion des habitants est plus humi-liante qu'avant la conquête, cepen-dant que - inconsidérément - on signe un traité avec Abd El Kader en allant jusqu'à lui conférer le titre d'émir, avec une position d'indé-pendance absolue.
Devenu lieutenant-colonel, Lamoricière reçoit le commande-ment du régiment de zouaves. Il conserve son uniforme métropoli-tain, mais se coiffe du fameux tar-bouche rouge à gland bleu d'où lui viendra le surnom de Bou Chechia. C'est à la tête de cette troupe d'élite qu'en 1837, il mène l'assaut de Constantine vers la fameuse brèche faite par l'artillerie, après avoir échangé un fameux dialogue avec le général Valée qui commande en chef.
- Colonel, êtes-vous sûr que la colonne que vous commandez sera énergique jusqu'à la position ?
- Oui, mon général, j'en réponds et vous le promets.
- Combien pensez-vous que vous perdrez de monde dans ce trajet.
- La colonne sera forte de 450 hommes. J'ai calculé cette nuit qu'il ne se tire-rait pas, en avant de la brèche, plus de 400 coups à la minute. Un quinzième au plus de ces coups porteront. L'assiégé n'aura pas le temps de recharger. le ne perdrai pas plus de 25 à 30 hommes dans le trajet.

- Mais, enfin sur la brèche, quel monde avez-vous songe que vous perdrez ?
Cela dépendra du plus ou moins grand nombre d'obstacles que nous aurons à vaincre au delà de la brèche dont le terrain est loin d'être déblayé. L'assiégé aura, dans ce moment, un grand avantage sur nous et nos pertes devront être cruelles: la moitié de la colonne sera vraisemblablement détruite.
- Et pensez-vous que cette moitié étant détruite, l'autre moitié ne fléchisse pas?
- Mon général, les trois quart seraient-ils morts, serais-je mort moi-même, s'il reste un seul officier debout, la poignée d'hommes qui ne sera pas tombée pénétrera et saura se maintenir..
Et il confie, un moment plus tard, au capitaine Le Flô : "Si l'on me disait que, dans un quart d'heure, j'aurai la tête cassée et qu'il fut possible de s'abstenir hono-rablement, je répondrais : va pour la tète cassée et j'irais tout de même".
Il n'a pas la tête cassée, mais peu s'en faut: on va le retrouver sous les décombres, la figure, les mains et les genoux brûlés après l'explosion d'un magasin de poudre au cœur de la ville. On craint, un moment, qu'il ait perdu la vue.
Il se rétablit. On le nomme colonel. Et le voici - en 1840 - face au nouveau gou-verneur : Bugeaud. L'un militaire absolu, l'autre avec son esprit pratique, léga-liste et partisan du régime civil.
Affecté en Oranie, Lamoricière fait œuvre humanitaire : il améliore l'installation des troupes et de leur équipement et s'attache à réorganiser les hôpitaux mili-taires où l'on compte jusqu'à sept décès par jour.
En 1844, promu général, il se trouve aux côtés de Bugeaud pour triompher à l'Isly, à la frontière marocaine qu'Abd El Kader utilisait comme base de départ. Et, en 1847, c'est à lui que l'émir vaincu accepte de se soumettre, et à lui seul. Peut-être, Lamoricière va-t-il utilement conseiller le duc d'Aumale qui vient de succéder à Bugeaud comme Gouverneur Général... C'est compter sans le caprice du Destin : la brusque révolution de 1848 provoque le départ et l'exil du duc. Lamoricière rentre en métropole, se fait élire député de la Sarthe et devient ministre de la guerre dans le cabinet formé par le général Cavaignac ... jusqu'au Coup d'Etat du prince Louis-Napoléon en 1851. D'abord incarcéré, il est exilé en Belgique dont il ne revient qu'en 1858.
Il ne lui reste plus qu'à se mettre au service du pape Pie IX, à la tête des zouaves pontificaux et des volontaires internationaux venus défendre les états du Saint--Siège. Combat totalement inégal : à Castelfidardo, la marée piémontaise écrase sous le nombre la petite armée vaticane.
Lamoricière rentre en France et se retire à Prouzel, dans la Somme, sur les terres qu'y possède son épouse née Marie Gaillard de Ferré d'Auberville, de 21 ans sa cadette. Il décède le 10 Septembre 1865, à peine âgé de 59 ans, bien loin de cette Algérie à laquelle il avait donné - avec vaillance et intelligence - le meilleur de lui-même.

René BLANC.
(Revue Ensemble, Juin 2001, N° 228, pages 41 à 43)

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